« Les hommes du 101
e bataillon de réserve de la police, comme l’ensemble de la société allemande, baignaient dans un flot épais de propagande raciste et antisémite. De plus l’
Ordnungspolizei (police allemande du III
e Reich) assurait l’endoctrinement de ses membres, lors des classes comme en formation continue, au sein de chaque unité. Un tel effort d’endoctrinement massif a dû produire un effet considérable sur les esprits. Des notions générales, comme la supériorité raciale des Germains et une « certaine aversion » à l’égard des Juifs, s’en sont trouvées renforcées [...]. Outre l’endoctrinement idéologique, il faut prendre en compte un autre facteur, capital, que l’
expérience de Milgram1 n’a fait qu’effleurer : le conformisme de groupe. L’ordre de tuer des Juifs intéressait le bataillon en général, non chacun de ses membres en particulier. Pourtant, 80 ou 90 % des policiers ont tué, bien que tous aient été, au moins au début, horrifiés et écœurés par ce qu’ils faisaient. Rompre les rangs, faire un pas en avant, adopter un comportement non conformiste était tout simplement au-dessus de leurs forces. Ils trouvaient plus facile de tirer [...]. Le racisme omniprésent, l’exclusion des victimes de tout ce qu’elles pouvaient avoir en commun avec les bourreaux rendaient plus facile pour la majorité des policiers le fait de se conformer aux normes de leur communauté immédiate (le bataillon) et de leur société en général (l’Allemagne nazie). Ici, des années de propagande antisémite (et, avant la dictature nazie, des décennies de nationalisme allemand agressif) ont rejoint les effets polarisants de la guerre. La dichotomie Allemands racialement supérieurs / Juifs racialement inférieurs, centrale dans l’idéologie nazie, pouvait aisément se fondre avec l’image d’une Allemagne assiégée par des ennemis puissants.
Le comportement d’un être humain est, bien entendu, un phénomène extraordinairement complexe, et l’historien qui essaie de l’« expliquer » cède à une certaine arrogance. Lorsqu’on a affaire à près de 500 individus, tenter une explication générale de leur comportement collectif est encore plus hasardeux. Que conclure alors ? D’abord qu’on émerge de l’histoire du 101
e bataillon de réserve avec un grand malaise. Cette histoire d’hommes ordinaires n’est pas l’histoire de tous les hommes. Les réservistes ont affronté des choix, et la plupart d’entre eux ont commis d’horribles méfaits. Mais ceux qui ont tué ne sauraient être absous sous prétexte que n’importe qui à leur place aurait fait ce qu’ils ont fait. Car même parmi eux quelques-uns ont refusé de tuer, et d’autres ont cessé de tuer. La responsabilité humaine est en définitive du domaine de l’individu. »