Les paroles que le colonel avait prononcées à mon sujet pendant la courte entrevue que j'ai rapportée plus haut provoquèrent en moi une étrange répercussion : du jour où il eut ainsi disposé de ma vie, un lien mystérieux m'unit au régiment. Je sentis qu'en effet je ne m'appartenais plus ; j'étais un rouage minuscule mais nécessaire dans le prodigieux engrenage de l'armée.
La grandeur et le sublime du rôle qu'on m'avait imposé donnaient à ma personne une valeur nouvelle ; oui, la mission de sacrifice que j'avais à remplir, en cas d'attaque, me rehaussait prodigieusement à mes propres yeux car
je m'en savais autant de gré1 que si je l'avais choisie moi-même volontairement. J'espérais bien au fond qu'il n'y aurait jamais dans notre secteur d'attaque par les gaz, ce qui me dispenserait d'accomplir ma mission et de consommer mon sacrifice. Mais l'obligation d'être un héros constitue en soi un honneur, même si l'occasion ne doit jamais se présenter d'être héroïque ; et le geste n'en demeurait pas moins beau pour être indéfiniment retardé.
Un indispensable secours moral me manquait encore pour soutenir mon ardeur et mon zèle : je ne portais aucun signe sensible de mon état. Juvenet y pourvut ingénieusement ; il était perruquier dans le civil et connaissait le secret des teintures. Quelques jours à peine après ma
conscription2 (car il me répugne à présent d'employer le terme de capture), il m'aspergea avec je ne sais quelle drogue, à la grande hilarité de la tranchée ; après quoi il me présenta par dérision un miroir qui provenait du démontage d'un périscope. Je pus alors constater que ma robe gris-brun était devenue bleu horizon. Je dois d'ailleurs avouer que
ma nouvelle livrée3 était beaucoup plus voyante que mon pelage naturel, bien qu'elle eût la prétention de me rendre invisible.
Pour compléter l'uniforme, Juvenet inscrivit au
minium4 sur mon dos le numéro du régiment et me posa trois
brisques5 de la même couleur à la naissance de l'épaule gauche. Je me laissai faire sans bouger et cette attitude fut mise sur le compte de mon abrutissement alors qu'elle était un effet de ma bonne volonté.
Cette fois je portais
les stigmates6 visibles de la grandeur et de la servitude militaires. J'étais
immatriculé7 ! j'étais soldat ! il me sembla que je devenais un autre rat. Je n'éprouvai plus qu'une pitié arrogante pour les vulgaires rongeurs dont la vie ou la mort importait peu au salut de la patrie. Insensiblement je m'identifiai avec l'armée en général et en particulier avec le régiment dont je portais le glorieux numéro. Mais j'étais surtout honoré d'appartenir à la douzième escouade de la onzième compagnie. C'est ainsi que naquit en moi
l'esprit de corps8.
Pierre Chaine
Mémoires d'un rat, partie II, chapitre 1, © Éditions Magnard, 2015.