À Kaboul, ceux que j'interrogeais sur
le Khyber ne trouvaient jamais leurs
mots : « ... inoubliable, c'est surtout
l'éclairage… ou l'échelle… ou l'écho
peut-être, comment vous dire ?... »
puis ils s'enferraient, renonçaient et,
pendant un moment, on les sentait
retournés en esprit dans le col, revoyant
les mille facettes et les mille ventres de
la montagne, éblouis, transportés, hors
d'eux-mêmes, comme la première fois.
Le 5 décembre à midi, après un an
et demi de voyage, j'ai atteint le pied de la passe. La lumière touchait la
base des Monts Suleiman et le fortin de la douane afghane noyé dans un
bouquet de saules que brillaient comme écailles au soleil. Pas d'uniformes
sur la route barrée par un léger portail de bois. Monté jusqu'au bureau,
j'ai enjambé les chèvres étendues sur le seuil et passé la porte. Le poste
sentait le thym, l'arnica, et bourdonnait de guêpes. L'éclat bleu de revolvers
accrochés contre le mur avait beaucoup de gaieté. Assis droit à une table
derrière une bouteille d'encre violette, un officier me faisait face. Ses yeux
bridés étaient clos. À chaque inspiration j'entendais craquer le cuir neuf
de son ceinturon. Il dormait. [...]
Ensuite, j'ai fumé un narghilé en regardant la montagne. À côté d'elle, le
poste, le drapeau noir-rouge-vert, le camion chargé d'enfants pathans leur
long fusil en travers des épaules, toutes les choses humaines paraissaient
frustes, amenuisées, séparées par trop d'espace comme dans ces dessins d'enfants
où la proportion n'est pas respectée. La montagne, elle, ne se dépensait
pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises
puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau. Sur
les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme
frottées d'huile ; de hauts versants couleur chamois s'élevaient derrière elles
et se brisaient en cirques d'ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en
silence. Puis des pans de rocs noirs où les nuages s'accrochaient comme une
laine. Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres
et doux écumaient de soleil. L'air était d'une transparence extraordinaire.
La voix portait. J'entendais des cris d'enfants, très haut sur la vieille route
des nomades, et de légers éboulis sous le sabot de chèvres invisibles, qui
résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J'ai passé une bonne
heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse
enclume de terre et de roc, le monde de l'anecdote était comme aboli. L'étendu
de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement
du narghilé et jusqu'aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les
éléments d'une pièce où j'était venu, à travers bien des obstacles, tenir mon
rôle à temps. « Pérennité… transparente évidence du monde… appartenance
paisible… » moi non plus, je ne sais comment dire…