Il y avait une fois un roi qui était si honnête homme1, que ses sujets l'appelaient le roi bon. Un jour qu'il était à la chasse,
un petit lapin blanc, que les chiens allaient
tuer, se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce
petit lapin, et dit :
« Puisqu'il s'est mis sous ma protection,
je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. »
Il porta ce petit lapin dans son palais, et
il lui fit donner une jolie petite maison, et
de bonnes herbes à manger. La nuit, quand
il fut seul dans sa chambre, il vit paraître
une belle dame. Elle n'avait point d'habits
d'or et d'argent, mais sa robe était blanche
comme la neige et, au lieu d'une coiffure2,
elle avait une couronne de
roses blanches sur sa
tête. Le bon roi fut
bien étonné de voir
cette dame car sa
porte était fermée, et il
ne savait pas comment
elle était entrée. Elle
lui dit :
« Je suis la fée Candide3 ; je passais
dans le bois pendant
que vous chassiez,
et j'ai voulu savoir si
vous étiez bon, comme
tout le monde le dit. Pour
cela, j'ai pris la figure d'un petit lapin et je
me suis sauvée dans vos bras ; car je sais
que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes
en ont encore plus pour les hommes. Et, si
vous m'aviez refusé votre secours, j'aurais
cru que vous étiez méchant. Je viens vous
remercier du bien que vous m'avez fait, et
vous assurer que je serai toujours de vos
amies.
Vous n'avez qu'à me demander tout ce
que vous voudrez, je vous promets de vous
l'accorder.
– Madame, dit le bon roi, puisque vous
êtes une fée, vous devez savoir tout ce que je
souhaite. Je n'ai qu'un fils, que j'aime beaucoup, et pour cela, on l'a nommé le prince
Chéri. Si vous avez quelque bonté pour
moi, devenez la bonne amie de mon fils.
– De bon cœur4, lui dit la fée. Je peux
rendre votre fils le plus beau prince du
monde, ou le plus riche, ou le plus puissant ;
choisissez ce que vous voudrez pour lui.
– Je ne désire rien de tout cela pour mon
fils, répondit le bon roi. Mais je vous serai
bien obligé5, si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il
d'être beau, riche, d'avoir tous les royaumes
du monde, s'il était méchant ? Vous savez bien qu'il serait malheureux, et qu'il n'y a
que la vertu6 qui puisse le rendre content.
– Vous avez raison, lui dit Candide. Mais
il n'est pas en mon pouvoir de rendre le
prince Chéri honnête homme malgré lui : il
faut qu'il travaille lui-même à devenir vertueux.
Tout ce que je puis vous promettre,
c'est de lui donner de bons conseils, de
le reprendre de ses fautes, et de le punir,
s'il ne veut pas se corriger et se punir
lui-même. »
Le bon roi fut fort content de cette promesse,
et il mourut peu de temps après.
Le prince Chéri pleura beaucoup son père,
car il l'aimait de tout son cœur, et il aurait
donné tous ses royaumes, son or et son
argent pour le sauver ; mais cela n'était pas
possible.
Deux jours après la mort du bon roi,
Chéri étant couché, Candide lui apparut.
« J'ai promis à votre père, lui dit-elle,
d'être de vos amies, et pour tenir ma
parole, je viens vous faire un présent7. »
En même temps elle mit au doigt de
Chéri une petite bague d'or, et lui dit :
« Gardez bien cette bague, elle est plus
précieuse que les diamants. Toutes les fois que vous ferez une mauvaise action,
elle vous piquera le doigt, mais si, malgré
sa piqûre, vous continuez cette mauvaise
action, vous perdrez mon amitié, et je
deviendrai votre ennemie. »
En finissant ces paroles, Candide disparut
et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque
temps si sage, que la bague ne le piquait
point du tout, et cela le rendait si content,
qu'on ajouta au nom de Chéri qu'il portait
celui d'Heureux. Quelque temps après, il
fut à la chasse et il ne prit rien8, ce qui le
mit de mauvaise humeur. Il lui sembla alors
que sa bague lui pressait un peu le doigt ;
mais comme elle ne le piquait pas, il n'y fit
pas beaucoup attention. En rentrant dans
sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui
en sautant pour le caresser, il lui dit :
« Retire-toi ; je ne suis plus d'humeur de
recevoir tes caresses. »
La pauvre petite chienne, qui ne l'entendait
pas9, le tirait par son habit pour
l'obliger à la regarder au moins. Cela impatienta
Chéri, qui lui donna un grand coup
de pied. Dans le moment la bague le piqua,
comme si c'eût été une épingle. Il fut bien
étonné, et s'assit tout honteux dans un
coin de sa chambre. Il disait en
lui-même : je crois que la fée
se moque de moi. Quel grand
mal ai-je fait en donnant un
coup de pied à un animal qui
m'importune10 ? À quoi me
sert d'être maître d'un grand
empire, puisque je n'ai pas la
liberté de battre mon chien ?
« Je ne me moque pas de vous, dit une voix, qui répondait à la pensée
de Chéri, vous avez fait trois fautes, au lieu
d'une. Vous avez été de mauvaise humeur,
parce que vous n'aimez pas être contredit
et que vous croyez que les bêtes et les
hommes sont faits pour obéir. Vous vous
êtes mis en colère, ce qui est fort mal. Et
puis, vous avez été cruel envers un pauvre
animal qui ne méritait pas d'être maltraité.
Je sais que vous êtes bien au-dessus d'un
chien ; mais si c'était une chose raisonnable
et permise que les grands puissent
maltraiter tout ce qui est au-dessous d'eux,
je pourrais à ce moment vous battre, vous
tuer, puisqu'une fée est plus qu'un homme.
L'avantage d'être maître d'un grand empire
ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu'on
veut, mais tout le bien qu'on peut. »
Chéri avoua sa faute et promit de se corriger,
mais il ne tint pas sa parole. Il avait
été élevé par une sotte nourrice qui l'avait
gâté quand il était petit. S'il voulait avoir
une chose, il n'avait qu'à pleurer, se dépiter11,
frapper du pied ; cette femme lui
donnait tout ce qu'il demandait, et cela
l'avait rendu opiniâtre12
. Elle lui disait aussi,
depuis le matin jusqu'au soir, qu'il serait roi
un jour, et que les rois étaient fort heureux,
parce que tous les hommes devaient leur
obéir, les respecter, et qu'on ne pouvait
pas les empêcher de faire ce qu'ils voulaient.
Quand Chéri avait été grand garçon
et raisonnable, il avait bien compris qu'il
n'y avait rien de si vilain que d'être fier,
orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques
efforts pour se corriger, mais il avait pris la
mauvaise habitude de tous ces défauts ; et
une mauvaise habitude est bien difficile à
détruire. Ce n'est pas qu'il eût naturellement
le cœur méchant. Il pleurait de dépit
quand il avait fait une faute, et il disait :
« Je suis bien malheureux d'avoir à combattre
tous les jours contre ma colère et mon orgueil : si on m'avait corrigé quand
j'étais jeune, je n'aurais pas tant de peine
aujourd'hui. » Sa bague le piquait bien souvent,
quelquefois il s'arrêtait tout court13
;
d'autres fois, il continuait, et ce qu'il y avait
de singulier14, c'est qu'elle ne le piquait
qu'un peu pour une légère faute ; mais
quand il était méchant, le sang sortait de
son doigt. À la fin cela l'impatienta, et voulant
être mauvais tout à son aise, il jeta sa
bague. Il se crut le plus heureux de tous
les hommes, quand il se fut débarrassé de
ses piqûres. Il s'abandonna à toutes les
sottises qui lui venaient à l'esprit, en sorte
qu'il devint très méchant, et que personne
ne pouvait plus le souffrir15.
1. Bien éduqué, bon, généreux.
2. Ce qui sert à couvrir la tête.
3. Nom qui exprime la pureté, l'innocence.
4. Avec plaisir.
5. Reconnaissant.
6. Bonté.
7. Un cadeau.
8. Il n'attrapa ou ne tua aucun animal.
9. Qui ne le comprenait pas.
10. Qui me dérange.
11. Manifester sa déception.
12. Obstiné.
13. Tout de suite.
14. Surprenant.
15. Supporter.