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MADAME1,
Peu faite2 au langage que l'on tient aux rois, je n'emploierai point l'adulation3 des courtisans pour vous faire hommage de cette singulière production. Mon but, Madame, est de vous parler franchement ; je n'ai pas attendu, pour m'exprimer ainsi, l'époque de la liberté4 : je me suis montrée avec la même énergie dans un temps où l'aveuglement des despotes punissait une si noble audace5.
Lorsque tout l'Empire6 vous accusait et vous rendait responsable de ses calamités, moi seule, dans un temps de trouble et d'orage, j'ai eu la force de prendre votre défense. Je n'ai jamais pu me persuader qu'une princesse, élevée au sein des grandeurs, eût tous les vices de la bassesse.
Oui, Madame, lorsque j'ai vu le glaive7 levé sur vous, j'ai jeté mes observations entre ce glaive et la victime ; mais aujourd'hui que je vois qu'on observe de près la foule de mutins soudoyée8, et qu'elle est retenue par la crainte des lois, je vous dirai, Madame, ce que je ne vous aurais pas dit alors.
Si l'étranger porte le fer en France9, vous n'êtes plus à mes yeux cette reine faussement inculpée, cette reine intéressante10, mais une implacable ennemie des Français. Ah ! Madame, songez que vous êtes mère et épouse ; employez tout votre crédit11 pour le retour des princes12. Ce crédit, si sagement appliqué, raffermit la couronne du père13, la conserve au fils, et vous réconcilie l'amour des Français. Cette digne négociation est le vrai devoir d'une reine. L'intrigue, la cabale14, les projets sanguinaires précipiteraient votre chute, si l'on pouvait vous soupçonner capable de semblables desseins15.
Qu'un plus noble emploi, Madame, vous caractérise, excite votre ambition, et fixe vos regards. Il n'appartient qu'à celle que le hasard16 a élevée à une place éminente17, de donner du poids à l'essor des droits de la femme, et d'en accélérer les succès. Si vous étiez moins instruite, Madame, je pourrais craindre que vos intérêts particuliers ne l'emportassent sur ceux de votre sexe18. Vous aimez la gloire : songez, Madame, que les plus grands crimes s'immortalisent comme les plus grandes vertus ; mais quelle différence de célébrité dans les fastes19 de l'histoire ! L'une est sans cesse prise pour exemple, et l'autre est éternellement l'exécration du genre humain20.
On ne vous fera jamais un crime de travailler à la restauration des mœurs21, à donner à votre sexe toute la consistance22 dont il est susceptible. Cet ouvrage23 n'est pas le travail d'un jour, malheureusement pour le nouveau régime. Cette révolution ne s'opérera que quand toutes les femmes seront pénétrées24 de leur déplorable sort, et des droits qu'elles ont perdus dans la société. Soutenez, Madame, une si belle cause ; défendez ce sexe malheureux, et vous aurez bientôt pour vous une moitié du royaume, et le tiers au moins de l'autre.
Voilà, Madame, voilà par quels exploits vous devez vous signaler25 et employer votre crédit. Croyez‑moi, Madame, notre vie est bien peu de chose, surtout pour une reine, quand cette vie n'est pas embellie par l'amour des peuples, et par les charmes éternels de la bienfaisance.
S'il est vrai que des Français arment contre leur patrie toutes les puissances : pourquoi ? Pour de frivoles prérogatives26, pour des chimères27. Croyez, Madame, si j'en juge par ce que je sens, [que] le parti monarchique se détruira de lui‑même, qu'il abandonnera tous les tyrans, et tous les cœurs se rallieront autour de la patrie pour la défendre.
Voilà, Madame, voilà quels sont mes principes. En vous parlant de ma patrie, je perds de vue le but de cette dédicace28. C'est ainsi que tout bon citoyen sacrifie sa gloire, ses intérêts, quand il n'a pour objet29 que ceux de son pays.
Je suis avec le plus profond respect,
MADAME,
Votre très humble et très
obéissante servante30,
DE GOUGES.
1. Et non « Majesté », comme le voulait l'usage lorsque l'on s'adressait à un membre de la famille royale. 2. Habituée, formée. 3. La flatterie. 4. Ce texte date de 1791. Plus précisément, Gouges l'