Pour comprendre la place de la torture dans la guerre [d’Algérie], il faut revenir à
son statut. C’est une violence interdite. Tout le monde le sait et elle est néanmoins
pratiquée. C’est très complexe dès lors que l’armée est censée appliquer les lois de la
République. [...] En même temps, l’armée est soutenue et elle n’est pas sanctionnée en tant qu’institution, comme les soldats ne sont pas sanctionnés en tant qu’individus. C’est un indice de sa place : la torture n’est pas marginale, il ne s’agit pas de bavures. La torture, quoiqu’interdite, fait partie des violences disponibles pour les soldats en Algérie. Quoiqu’interdite, elle est autorisée et on ferme les yeux sur elle. [...]
L’analyse qui va gouverner l’usage massif de la torture, c’est une analyse politique produite par les militaires, notamment à partir de 1957. Cette analyse consiste à penser que le FLN contraint et terrorise la population algérienne et que ce terrorisme est efficace. La pauvre armée démocratique et républicaine française ne pourrait rien face à des méthodes autoritaires, communistes, etc. La contre-terreur est le meilleur moyen d’y répondre. C’est donc une logique revendiquée de terreur, ce que beaucoup ne veulent pas voir à l’époque. C’est le seul moyen de gagner la guerre.
Ce n’est pas l’argumentaire utilisé en métropole ou face aux soldats. On explique à ces derniers qu’il faut interpeller des « terroristes » et les torturer pour qu’ils donnent l’emplacement des bombes qu’ils viennent de poser. En réalité, on sait très bien que les personnes torturées ne sont pas des terroristes mais souvent des collecteurs de fonds, des ravitailleurs du FLN, des infirmières, des combattants – ce sont des militants de ce type et non des terroristes au sens du terroriste qui vient de poser une bombe. Cet argumentaire sera très efficace parce que l’ennemi est d’abord un parti et un opposant politiques. Il s’agit de lui faire mal et de faire mal à l’ensemble des gens qui pourraient l’écouter et croire qu’il pouvait prendre le pouvoir. Il s’agit bien de terroriser un groupe. Le sens de mon travail était d’affirmer qu’il ne fallait surtout pas se cantonner au face-à-face bourreau-victime et voir que l’un comme l’autre appartiennent à des groupes, des collectifs. L’un agissait au nom de la France et l’autre était visé en tant que membre d’une communauté autre, perçue comme autre.