Là s'étendait le
Wild1, le Wild sauvage, gelé jusqu'aux entrailles, des terres du Grand Nord. [...] À l'avant et à l'arrière du traîneau, insoumis, indomptés, luttaient donc les deux hommes qui n'avaient pas encore été vaincus par le Wild. Leurs corps étaient recouverts de fourrure et de cuir souple. Sur leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, les cristaux nés de la condensation de leur haleine formaient une couche si épaisse qu'il était impossible de les distinguer l'un de l'autre. Avec leurs masques
livides2 ils faisaient songer à des spectres, à des fantômes de croque-morts conduisant dans un monde impossible les funérailles d'un fantôme de cadavre. Mais c'étaient des hommes bien réels, acharnés à survivre sur une terre désolée, silencieuse, meurtrière, des
Pygmées3 perdus dans un univers de géants, dressés contre un ennemi aussi insensible, aussi démesuré, aussi étranger à l'aventure humaine que le sont les profondeurs de l'espace. Devant des chiens, marchant sur de larges raquettes, un homme se battait. Un deuxième homme se battait derrière le traîneau. Dans la caisse de bois reposait un troisième homme qui avait fini de se battre – un homme que le Wild avait vaincu, qu'il avait harcelé jusqu'à ce que son corps ait cessé pour toujours de se mouvoir.
Ils avançaient sans parler, tendus par l'effort, avares de leur souffle. Le silence presque solide qui les entourait les écrasait comme l'eau écrase un plongeur dans l'océan. Le sentiment de l'infini, la conscience d'affronter une force supérieure pesaient sur eux de tout leur poids.
Une heure passa, puis une seconde. La pâle lumière du jour était sur le point de disparaître lorsqu'un cri monta au loin. D'abord faible, comme incertain, il enfla brusquement, atteignit sa pleine puissance, vibra et palpita pendant quelques secondes, puis s'éteignit lentement. On aurait pu le prendre pour la plainte d'une âme errante, n'eussent été la faim monstrueuse et la fierté désespérée qu'il exprimait. Sans ralentir sa marche, l'homme qui guidait les chiens se tourna vers son compagnon. Les regards des deux hommes se croisèrent par‑dessus la caisse de bois. Ils hochèrent la tête.
Le deuxième hurlement, nettement plus aigu, troua comme une flèche le silence
ouaté4 de la plaine. Les deux hommes n'eurent pas besoin de se consulter pour comprendre ce qu'il signifiait. Il avait été lancé derrière eux, à peu de distance du traîneau. Un troisième cri lui répondit, également venu de l'arrière, mais à gauche du second.
« Ils nous ont repérés, Bill », cria l'homme qui marchait en tête.
Il avait dû se forcer pour parler, et sa voix cassée aux consonances rudes avait résonné comme une fausse note dans l'air glacial du crépuscule.
« Ils ont faim », répondit son compagnon.
Jack London
Croc‑Blanc, chapitre 1, 1906, traduction de Philippe Sabathé, © Robert Laffont, 1983.