En un éclair Buck comprit : le moment
était venu. C'était une lutte à mort. Alors
qu'ils tournaient l'un autour de l'autre en
grondant, les oreilles en arrière, intensément attentifs à prendre l'avantage,
la scène donna à Buck une sensation de
familiarité. [...] Il n'y avait pas le moindre
bruissement d'air – rien ne bougeait, pas
une feuille ne tremblait ; on ne voyait que
le souffle des chiens qui s'élevait lentement
et tardait à se dissiper1 dans l'air glacé. [...]
C'était en vain que Buck s'acharnait
à planter ses dents dans le cou du grand
chien blanc. Partout où ses crocs cherchaient à atteindre la chair plus douce, ils
étaient contrés par les crocs de Spitz. Le
croc heurtait le croc, les babines étaient
déchirées et sanglantes, mais Buck ne pouvait prendre son ennemi au dépourvu2.
Alors il s'enflamma et enveloppa Spitz dans
un tourbillon d'assauts. Maintes et maintes
fois il essaya d'atteindre la gorge blanche
comme neige, où la vie bouillonnait juste
sous la peau, mais à chaque tentative Spitz
la tailladait et s'échappait. [...] C'était
l'épaule de Buck qui était déchirée à
chaque fois, tandis que Spitz s'enfuyait
d'un bond léger.
Spitz restait indemne, alors que Buck
ruisselait de sang et haletait durement.
Le combat devenait désespéré. Et pendant tout ce temps, le cercle silencieux
des demi-loups attendait d'achever celui
des deux chiens qui s'abattrait3. Buck
avait de plus en plus de mal à reprendre
son souffle ; Spitz repartait à l'assaut, et le
contraignait à chanceler4 pour garder son
équilibre. À un moment, Buck fut renversé,
et le cercle entier des soixante chiens se
dressa ; mais il se rétablit avant de toucher
le sol, et ils se rassirent pour attendre.
Cependant, Buck possédait, une qualité
qui faisait sa grandeur : l'imagination. Il
combattait d'instinct, mais il pouvait lutter
aussi bien avec son intelligence. Il se rua
sur son adversaire, comme s'il essayait la
vieille ruse de l'épaule, mais au dernier
moment il se plaqua au sol dans la neige.
Ses dents se refermèrent sur la patte avant gauche de Spitz. Il y eut un craquement
d'os brisé, et le chien blanc lui fit face sur
trois pattes. Trois fois Buck essaya de le
renverser, puis il répéta sa ruse et lui cassa
la patte avant droite. Malgré sa douleur et
son impuissance, Spitz luttait comme un
fou pour se maintenir debout. Il voyait le
cercle silencieux, avec les yeux brillants, les
langues pendantes, les souffles argentés
qui s'élevaient dans l'air, se refermer peu à
peu sur lui, comme il avait vu dans le passé
de semblables cercles se refermer sur des
adversaires vaincus. Seulement, cette fois,
c'était lui le perdant.
Il n'y avait pas d'espoir pour lui. Buck fut
inexorable5. La pitié était un luxe réservé
aux contrées6 plus douces. Il manœuvra
pour l'assaut final. Le cercle s'était resserré
à tel point qu'il pouvait sentir les souffles
des huskies sur ses flancs. Il pouvait les
voir, derrière Spitz et de chaque côté de
lui, à demi-ramassés pour bondir, les yeux
fixés sur leur victime. Il sembla y avoir une
pause. Chaque animal était immobile,
comme pétrifié. Seul Spitz frissonnait et se
hérissait ; il chancelait d'avant en arrière, et
grondait d'horribles menaces, comme pour
faire fuir la mort imminente. Alors Buck
se jeta sur lui puis se retira ; mais tandis
qu'il bondissait, l'épaule avait enfin frappé
en plein l'épaule. Le cercle noir devint un
point sur la neige inondée de lune, cependant que Spitz disparaissait à la vue. Buck
restait dressé, immobile, et observait, en
champion victorieux, en mâle dominant
des origines qui a donné le coup de grâce7
et a trouvé cela bon.
1. Disparaître.
2. Par surprise.
3. Tomberait.
4. Trébucher, se rattraper sur ses pattes.
5. Sans pitié.
6. Régions.
7. Coup mortel, qui achève une victime et met fin à ses souffrances.