Le sommeil gagne le Cyclope. Du vin ainsi que des morceaux de chair
humaine jaillissent de sa gorge. Il rote, l'ivrogne ! J'enfouis alors le pieu1
sous la cendre pour le chauffer. J'encourage mes compagnons, afin qu'aucun ne s'évanouisse de peur. Quand le pieu d'olivier commence à devenir
rouge, je le retire du feu. Mes compagnons sont autour de moi. Soulevant
le pieu pointu, ils l'enfoncent dans l'œil du Cyclope. Moi, appuyant dessus
de tout mon poids, je le fais tourner […]. Polyphème pousse un rugissement, la roche en tremble, nous nous enfuyons apeurés. Alors, il arrache
de son œil le pieu sanglant, le jette loin de lui, affolé, et appelle à grands
cris les Cyclopes qui habitent dans les grottes alentour, sur les montagnes
balayées par les vents.
En entendant ses cris, ces derniers accourent de partout et, debout
devant la grotte, lui demandant la cause de sa peine :
« Quel mal t'accable, Polyphème, pour que tu cries ainsi dans la nuit
immortelle et nous empêches de dormir ? Serait-ce qu'on te tue par la
ruse ou la force ? »
Du fond de la grotte, le grand Polyphème s'écrie : « On me tue par la
ruse, et non par la force, amis ! C'est Personne qui me tue ! »
Les autres répondent : « Si tu es seul et que personne ne te fait violence, c'est donc un mal qui vient du grand Zeus, et nous n'y pouvons
rien : demande plutôt de l'aide à ton père, Poséidon2 ! »
À ces mots ils s'en vont et je ris tout bas : lui dire que je m'appelais Personne l'avait bien trompé, j'avais été habile.
Gémissant de douleur, le Cyclope, en tâtonnant, va pousser le rocher
qui sert de porte. Puis il s'assoit en travers de l'entrée, les deux mains tendues pour nous attraper au passage si nous voulions sortir […]. Je réfléchis donc à la façon dont nous pouvions quitter la grotte. Les béliers étaient
là, des mâles bien nourris, à l'épaisse toison. Sans bruit, avec l'osier qui
servait de lit au monstre infernal, je tresse des cordes. J'attache les béliers
ensemble, trois par trois : chacun de mes compagnons s'accrochera sous le ventre de la bête du milieu ; et nous pourrons ainsi sortir cachés parmi le troupeau.
Ulysse et ses compagnons parviennent à
s'échapper grâce à cette ruse. Une fois à bord
de son navire, Ulysse crie à Polyphème :
« Cyclope, si jamais quelqu'un te demande
qui t'a crevé l'œil, dis-lui que c'est Ulysse, le pilleur de Troie, le fils de Laërte, qui a sa demeure
en Ithaque. »
Alors Polyphème, furieux, appelle son père :
« Exauce-moi, Poséidon, dieu à la chevelure
d'azur. Si je suis vraiment ton fils et si tu prétends être mon père, accorde-moi que jamais il
ne revienne en sa maison, cet Ulysse, le pilleur
de Troie, le fils de Laërte qui a sa demeure en
Ithaque. »
1. Bâton de bois taillé en pointe.
2. Poséidon est le dieu de la mer.