Durant six jours, six nuits, nous naviguons sans relâche. Nous touchons,
le septième, au pays lestrygon [...].
Nous entrons dans ce port bien connu des marins : une double falaise
se dresse tout autour, et deux caps allongés, l'un en face de l'autre, en
étranglent la bouche1. Ma flotte2 s'y engage et s'en va jusqu'au fond. Pas
de vague en ce creux, pas de flot, pas de ride ; partout un calme blanc.
Seul je reste au dehors, avec mon noir navire amarré à la roche sous le
cap de l'entrée. De troupeaux ou d'humains, on ne voyait pas trace ; il ne
montait du sol, au loin, qu'une fumée.
J'ai envoyé trois hommes pour reconnaître à quels mangeurs de pain
appartient cette terre [...]. En approchant du village, ils voient une géante
qui s'en venait puiser de l'eau à la Source de l'Ours, à la claire fontaine de
la ville : c'était la fille d'Antiphatès, le Lestrygon. On se salue, on se parle,
mes hommes demandent le nom du roi, de ses sujets ; elle, tout aussitôt,
leur pointe du doigt les hauts toits du logis paternel.
Mais à peine entrent-ils au manoir qu'elle leur avait montré, qu'ils y
trouvent la femme, aussi haute qu'une montagne, dont la vue les épouvante. Elle s'empresse d'appeler son glorieux époux, le roi Antiphatès,
qui n'a qu'une pensée : les tuer sans pitié. Il broie l'un de mes gens,
dont il fait son dîner. Les deux autres s'enfuient et rentrent aux navires.
Mais, à travers la ville, Antiphatès fait donner l'alarme. À l'appel, de partout, accourent par milliers ses Lestrygons robustes, moins hommes que
géants, qui, du haut des falaises, lancent des blocs de roche : équipages
mourants et navires fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte.
Puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte
à l'horrible festin.
Mais pendant qu'on se tue dans le fond de la rade, j'ai pris le glaive3
qui me battait la cuisse, et j'ai tranché tout net le câble du navire. J'active
alors mes gens. J'ordonne à mes rameurs de forcer sur les avirons, si l'on
veut s'en tirer. Ils voient sur eux la mort ; ils poussent, tous ensemble, et
font voler l'écume4... Ô joie ! voici le large ! mon navire a passé les deux
hauts caps ; mais là-bas, a péri le reste de l'équipage.
Nous reprenons la mer, contents d'échapper à la mort, mais pleurant
les amis. Nous gagnons Aiaié, une île qu'a choisie pour demeure Circé,
la terrible déesse.
1. Le port est entouré par
des hautes falaises qui
se rejoignent presque à
l'embouchure (à l'entrée)
et forment une rade,
un bassin protégé de la
mer. Une fois au port, il
est donc impossible de
s'échapper rapidement.
2. Mes bateaux.
3. Courte épée.
4. Mousse blanche
à la surface de l'eau.