Enfin elle arriva à une grande place dans la forêt, où de gros serpents
de mer se roulaient en montrant leur hideux1 ventre jaunâtre. Au milieu de
cette place se trouvait la maison de la sorcière, construite avec les os des
naufragés, et où la sorcière, assise sur une grosse pierre, donnait à manger à un crapaud dans sa main, comme les hommes font manger du sucre
aux petits canaris. Elle appelait les affreux serpents ses petits poulets, et
se plaisait à les faire rouler sur sa grosse poitrine spongieuse2.
« Je sais ce que tu veux, s'écria-t-elle en apercevant la princesse. Tes
désirs sont stupides. Néanmoins je m'y prêterai, car je sais qu'ils te porteront malheur. Tu veux te débarrasser de ta queue de poisson, et la
remplacer par deux de ces pièces avec lesquelles marchent les hommes,
afin que le prince s'amourache3 de toi, t'épouse et te donne une âme
immortelle. »
À ces mots elle éclata d'un rire épouvantable, qui fit tomber à terre le
crapaud et les serpents.
« Enfin tu as bien fait de venir. Demain, au lever du soleil, c'eût été trop
tard, et il t'aurait fallu attendre encore une année. Je vais te préparer un
élixir4 que tu emporteras à terre avant le point du jour. Assieds-toi sur la
côte, et bois-le. Aussitôt ta queue se rétrécira et se partagera en
ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais je te
préviens que cela te fera souffrir comme si l'on te coupait
avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta
beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse,
mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d'épingle,
et fera couler ton sang. Si tu veux endurer toutes
ces souffrances, je consens à t'aider.
– Je les supporterai ! dit la sirène d'une voix
tremblante, en pensant au prince et à l'âme
immortelle.
– Mais souviens-toi, continua la sorcière,
qu'une fois changée en être humain, jamais
tu ne pourras redevenir sirène ! Jamais tu ne
reverras le château de ton père ; et si le prince, oubliant son père et sa
mère, ne s'attache pas à toi de tout son coeur et de toute son âme, ou
s'il ne veut pas faire bénir votre union par un prêtre, tu n'auras jamais une
âme immortelle. Le jour où il épousera une autre femme, ton cœur se
brisera, et tu ne seras plus qu'un peu d'écume5 sur la cime6 des vagues.
– J'y consens, dit la princesse, pâle comme la mort.
– En ce cas, poursuivit la sorcière, il faut aussi que tu me payes ; et je ne
demande pas peu de chose. Ta voix est la plus belle parmi celles du fond
de la mer, tu penses avec elle enchanter7 le prince, mais c'est précisément
ta voix que j'exige en paiement. Je veux ce que tu as de plus beau en
échange de mon précieux élixir. »
1. Horrible, dégoûtant.
2. Qui a la consistance d'une éponge.
3. Tombe amoureux de toi.
4. Boisson aux vertus magiques.
5. Mousse blanchâtre qui se forme à la surface de l'eau ou du sable.
6. Sommet.
7. Séduire.