Totaro est un jeune homme, encore célibataire, qui désespère de rencontrer la femme de ses rêves.
Un jour, comme [Totaro] traversait le long pont de Seta, il aperçut,
accroupi près du parapet1, un être étrange. Le corps en était assez semblable au corps d'un homme, mais il était noir comme de l'encre. Le visage
paraissait celui d'un démon avec des yeux verts comme des émeraudes, et la barbe pareille à celle d'un dragon. Tout d'abord, Totaro éprouva une
grande frayeur. Mais les yeux verts le regardaient avec une expression si
douce qu'il hésita, puis osa interroger le monstre. Et celui-ci répondit :
– Je suis un samebito, un homme-requin. Il y a peu de temps, j'étais
encore au service des huit grands Rois Dragons comme officier
subalterne2 du merveilleux palais des Dragons, qui se cache au fond de la mer.
Mais, un jour, je me suis laissé aller à commettre une faute légère. J'ai été
renvoyé [...] et banni de la mer. Depuis lors, j'erre dans ces parages3, et
je ne puis trouver ni la nourriture, ni même l'eau propice où me reposer.
Si vous avez pitié de moi, je vous en supplie, aidez-moi, donnez-moi un
abri et de quoi apaiser ma faim.
Le monstre prononça ces paroles d'une voix si plaintive, d'un air si
humble que le cœur de Totaro en fut touché.
– Suivez-moi, dit-il. Il y a dans mon jardin un étang large et profond,
et vous y vivrez aussi longtemps qu'il vous plaira. Et je vous nourrirai de
poisson frais et de coquillages.
Le samebito suivit Totaro avec joie. Il s'installa dans l'étang et parut s'y
trouver tout à fait à son aise. Il y vécut pendant près de six mois [...].
Totaro fait la rencontre d'une femme, Tamane, qu'il veut épouser ; or
les parents de cette dernière exigent un cadeau de fiançailles considérable : une cassette contenant dix mille rubis. Il en tombe malade.
Totaro ne parvenait pas à chasser de son souvenir, fût-ce pendant une heure, l'image de la belle jeune fille. Il en était amoureusement
obsédé au point qu'il ne pouvait plus manger ni dormir. Un jour enfin,
Totaro tomba malade, si malade qu'il ne parvenait même plus à soulever
sa tête de l'oreiller. [...]
Or, ce jour-là, l'homme-requin [...] s'en vint jusqu'à la demeure du jeune
homme pour le soigner. Et il s'occupa de lui nuit et jour avec la plus vive
affection. [...] Cependant, une semaine plus tard, Totaro fit ses adieux à
son ami le monstre marin, en lui annonçant qu'il allait mourir...
Totaro eut à peine fini de parler, que le samebito poussa un étrange
et farouche4 cri de douleur, et se mit à pleurer amèrement. Et tandis qu'il
pleurait, c'étaient de grosses larmes de sang qui coulaient de ses yeux
verts, qui ruisselaient sur ses joues noires et tombaient ensuite par terre.
Et, en touchant le sol, les larmes de sang se solidifiaient, prenaient un
éclat surprenant et devenaient des joyaux d'un prix inestimable, des rubis
merveilleux.
Totaro [...] sauta de son lit et se mit à ramasser les larmes de l'homme-requin et à les compter. Puis il s'écria :
– Je suis guéri ! Je vais vivre ! Je vais vivre !
1. Mur destiné à empêcher
les chutes.
2. De rang inférieur.
3. Dans les environs.
4. Effrayant par sa violence.