La terre, ici, n'a pas la finesse des alluvions1 apportés par les crues2
de l'Euphrate3. Elle est grossière, parsemée d'écorces et de graviers.
Mais c'est le bon matériau pour l'œuvre qu'ils ont promis d'accomplir.
Un homme rudimentaire4. Un être tout d'un bloc, à la fibre compacte et
dure. Une flamme brûlera en lui, mais charbonneuse, comme l'aube avant
le lever du jour.
Ea, sans attendre, creuse comme s'il ouvrait un fossé dans le sol, puis
crache dans la terre et commence à pétrir.
Jadis, pour la première foulée d'hommes, il avait fallu tuer un dieu
et incorporer à l'argile sa chair et son sang. Pour ce nouvel être, la salive
suffit. Elle est le levain qui fera gonfler sa pâte.
Arourou chantonne pendant qu'Ea malaxe. Son chant s'étend sur la
steppe5 comme une tente, étouffe tous les bruits, endort chaque être
animé. Les dieux sont seuls. Ils créent.
Lorsque du matériau monte une vapeur, Arourou prend la relève d'Ea.
Elle modèle la créature et lui donne sa forme. Après quoi, elle cueille un
rameau de tamaris6 et fouette le pâton inerte7 pour y éveiller la vie, puis
elle rejoint Ea et tous deux observent à l'écart.
C'est l'instant du mystère. Quel être, réellement, se prépare à naître ? Sans doute, son destin est tracé : conçu pour
servir de rival à Gilgamesh. Anou8 l'a dit. Mais ce destin, écrit
sur sa tablette9, comment l'accomplira-t-il ? [...]
Dans le grand corps immobile, la vie commence à chauffer. La terre croûte en surface. Des écailles sèches tombent.
Une peau de grenue10 apparaît sous la gangue11. La poitrine
frémit. Le souffle circule, cherche la narine.
1. Dépôts de terre
et de sable.
2. Inondations.
3. Fleuve de Mésopotamie.
4. Simple.
5. Vaste plaine.
6. Petit arbre avec
des feuilles en épi.
7. Morceau de pâte sans vie.
8. Le chef des dieux.
9. Support en cire.
10. Granuleuse.
11. Matière sans valeur
qui entoure une pierre
précieuse.