Ce chapitre des Essais
de Montaigne est connu sous le nom d'« Apologie de Raymond Sebond », médecin, philosophe et théologien dont Montaigne a traduit l'ouvrage Science de l'Homme
(1436). L'auteur y propose une argumentation en faveur de la remise en question des certitudes scientifiques.
Le ciel et les étoiles ont été, pendant trois mille ans, considérés comme se mouvant ; tout le monde y a cru jusqu'à ce que Cléanthe de Samos1 ou, d'après Théophraste2, Nicétas de Syracuse3 s'avisa de soutenir que c'était la Terre qui, tournant sur son axe, se mouvait suivant le cercle oblique du Zodiaque4 ; et, de notre temps, Copernic a si bien établi ce principe, qu'il s'en sert pour en déduire très régulièrement toutes les conséquences astronomiques. Qu'en conclure, sinon que nous n'avons pas à nous préoccuper de savoir lequel de ces deux systèmes est le vrai ? Qui sait si, d'ici mille ans, un troisième ne les renversera pas tous deux ?
Ainsi le temps change la valeur des choses ;
l'objet qui était en faveur, tombe dans le discrédit,
tandis que celui qui était méprisé, est estimé à son tour ;
on le désire chaque jour davantage, il est admiré
et se place au premier rang dans l'opinion des hommes5.
Nous avons donc, quand s'offre à nous une doctrine nouvelle, tout lieu de nous en défier et de considérer qu'avant qu'elle se soit produite, la doctrine contraire prévalait ; et de même que celle-ci a été renversée par celle-là, il en naîtra peut-être, dans l'avenir, une troisième qui se substituera pareillement à la seconde.
Avant que les principes posés par Aristote aient obtenu crédit, d'autres existaient qui donnaient satisfaction à la raison humaine, comme font ceux-ci à l'heure actuelle. Quelles lettres de recommandation ont ces derniers ? quel privilège particulier les garantit que le cours de nos inventions s'arrêtera à eux, et qu'à tout jamais, dans l'avenir, notre croyance leur est acquise ? Ils ne sont pas plus à l'abri d'être rejetés, que ne l'étaient ceux qui les ont précédés. Quand on me presse par un nouvel argument, c'est à moi à estimer que ce à quoi je ne puis satisfaire, un autre y satisfera6. Car de croire toutes les apparences, desquelles nous ne pouvons nous défaire, c'est une grande simplesse7.
1. Cléanthe de Samos (vers 330-232 av. J.-C.) : philosophe grec qui pratique le stoïcisme, philosophie reposant sur une grande fermeté d'âme dans la douleur ou le malheur.
2. Théophraste (372-288 av. J.-C.) : philosophe grec, élève d'Aristote, aussi botaniste et alchimiste.
3. Nicétas de Syracuse : élève de Pythagore qui osa affirmer que la Terre tournait, mais l'autorité d'Aristote était trop importante.
4. Cercle oblique du Zodiaque : zone de la sphère céleste qui contient les douze constellations que le Soleil semble traverser en une année.
5. Il s'agit d'un extrait du
De Rerum Natura (« De la nature »), seul ouvrage de Lucrèce (vers 98-55 av. J.-C.), poète et philosophe latin. Ce long poème décrit le monde selon les principes de l'épicurisme, philosophie reposant sur la quête de l'ataraxie (tranquillité du corps et de l'âme).
6. C'est à moi à estimer que ce à quoi je ne puis satisfaire, un autre y satisfera : c'est à moi de juger que, ce que je n'arrive pas à expliquer clairement, un autre parviendra à l'expliquer.
7. Simplesse : faiblesse d'esprit.