Et pourtant non, voici que se dessine l'immense merveille contemporaine : au moment même où, comme à la Renaissance avec l'imprimerie, nous changeons de support avec les nouvelles technologies, au moment où nous habitons un Univers et une Terre nouveaux, par l'astrophysique et la tectonique des plaques, et où notre corps a muté comme jamais il ne le fit au cours de l'hominisation1 dans sa durée tout entière, au moment où des Copernic, des Mercator2 et des Vésale3 reviennent plus nombreux et plus profonds que ces précurseurs, nous disposons enfin d'un grand récit, esthétiquement magnifique et si largement déployé dans l'espace et le temps que jamais il ne s'en trouva de plus long, de plus probable et de plus vrai, puisque toutes les sciences travaillent, en parallèle et sans cesse, à le rectifier.
Depuis que le Big Bang se mit à construire les premiers atomes dont la matière des choses inertes et de notre chair même se compose ; depuis que se refroidirent les planètes et que notre Terre devint un réservoir des matières, plus lourdes encore, dont nos tissus et nos os se forment ; depuis qu'une étrange molécule d'acide se mit, voici quatre milliards d'années, à se répliquer telle quelle, puis à se transformer en mutant ; depuis que les premiers vivants se mirent à coloniser la face de la Terre, en évoluant constamment, laissant derrière eux plus d'espèces fossiles que nous n'en connaîtrons jamais de contemporaines ; depuis qu'une jeune fille africaine nommée Lucy commença de se lever dans la savane de l'Est africain, promettant sans le savoir les voyages explosifs de la prochaine humanité dans la totalité des continents émergés, en cultures et langues contingentes4 et divergentes ; depuis que quelques tribus d'Amérique du Sud et du Moyen-Orient inventèrent de cultiver le maïs ou le blé, sans oublier le patriarche digne qui planta la vigne ou le héros indien qui brassa la bière, domestiquant ainsi pour la première fois des êtres aussi minuscules qu'une levure ; depuis que balbutia l'écriture et que certaines tribus indiennes, chinoises, grecques et italiques5 se mirent à versifier dans leurs langues écrites, alors le tronc commun du plus grand récit que l'humanité ait jamais connu commença de croître, pour donner une épaisseur chronique6 inattendue, réelle et commune à un humanisme enfin digne de ce nom, puisque peuvent y participer toutes les langues et cultures précisément venues de lui, unique et universel puisque écrit dans la langue encyclopédique de toutes les sciences et qu'il peut se traduire dans chaque langue vernaculaire7, sans particularisme ni impérialisme, comme au matin de la Pentecôte.
Pourquoi donc pleurer d'avoir perdu un récit court d'à peine deux millénaires quand nous venons d'en gagner un de plus de dix milliards d'années ? Pourquoi déplorer la perte d'une culture réduite à ce qui se faisait aux bords d'une seule mer, alors que nous étendons la nouvelle à la communauté des hommes, en théorie et en réalité, dans l'espace et dans le temps et que nous raccrochons enfin les humanités anciennes, locales et particulières, à un humanisme proche de son sens universel ?
Je vous entends et vous avez raison. Pis8 encore, l'ancienne culture, celle que pleurent les anciens, pourtant fondée sur l'horreur de la guerre de Troie ou l'interdiction du sacrifice humain sous le poing d'Abraham, père des monothéismes, ne nous a jamais délivrés de ces violences infernales, au quotidien de l'histoire, ni des massacres de Gaulois, d'Indiens, de cathares ou d'Aborigènes, ni d'Auschwitz, ni d'Hiroshima.
Les sciences ne disent ni les souffrances de l'individu, ni le sens de l'existence, ni cette beauté qui nous sauve parfois. Seules les cultures et les langues les annoncent, les crient ou les montrent en des formes si diverses que leur universalité alors explose en une marqueterie bigarrée9, atlas plus chatoyant encore que la vie, elle-même déployée en règnes, genres ou espèces.
(754 mots)
1. Hominisation : processus évolutif qui a conduit à la formation de l'homme actuel.
2. Mercator (1512-1556) : pionnier de l'histoire de la cartographie.
3. Vésale (1514-1564) : anatomiste et médecin.
4. Contingentes : qui peut exister ou non.
5. Italiques : relatif à l'Italie.
6. Chronique : qui dure longtemps.
7. Vernaculaire : communément parlée
dans une communauté.
8. Pis : pire.
9. Marqueterie bigarrée : œuvre en bois avec des motifs de tailles et couleurs différentes.