Le
31 du mois d'Août 19141
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre
Avec son chauffeur nous étions trois
Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l'Europe
Les aigles quittaient leur
aire2 en attendant le soleil
Les poissons
voraces3 montaient des abîmes
Les peuples accouraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures
Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m'en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s'étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de la Belgique
Francorchamps avec l'Eau Rouge et les
pouhons4
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s'en allaient mourir saluaient encore une fois la vie colorée [...]
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route
Et quand après avoir passé l'après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l'on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle
Et bien qu'étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître
Guillaume Apollinaire
Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre, « La Petite Auto », (1913-1916), 1918.
1. La mobilisation générale marquant le début de la guerre a lieu le 1
er août, en réalité. pollinaire est peut-être influencé par une chanson populaire, « Le 31 du mois d'août ».
2. Nid d'un aigle.
3. Prêts à dévorer.
4. Sources d'eau gazeuse.