Après avoir beaucoup erré, il finit par arriver sur une grand-route. Il s'accroupit dans le fossé et tendit le cou de tous côtés. La faim au ventre, il ne savait où chercher de la nourriture. Ne sachant que faire, il se coucha près d'une haie, espérant une occasion.
Enfin, il entendit un bruit de roues. C'était des marchands qui revenaient de bords de la mer ; ils rapportaient de grosses quantités de harengs frais et de poissons dont ils avaient fait une pêche abondante car
une bise1 favorable avait soufflé toute la semaine. Leurs paniers crevaient sous le poids des anguilles et des
lamproies2 qu'ils avaient achetées en cours de route.
Quand Renart, l'universel trompeur, est à
une portée d'arc3 des marchands, il reconnaît facilement les anguilles et les lamproies. Il rampe sans se laisser voir jusqu'au milieu de la route, et s'y étend, les jambes écartées, la langue pendante. Quel traître ! Il reste là à faire le mort, sans bouger et sans respirer. La voiture avance ; un des marchands regarde, voit le corps immobile et appelle son compagnon :
« Regarde, là. C'est un
goupil4 ou un blaireau.
– C'est un goupil, dit l'autre ; vite ! Descendons et attrapons-le en prenant bien garde qu'il ne nous échappe pas. »
Les deux hommes se dépêchent et s'approchent de Renart. Ils le poussent du pied, le pincent, le tournent et le retournent sans crainte d'être mordus. Ils le croient mort.
« Il vaut bien trois sous, dit l'un.
– Il en vaut bien au moins quatre, reprend l'autre. Nous ne sommes pas chargés : jetons-le sur la charrette. Vois comme sa gorge est blanche et nette ! »
Ainsi dit, ainsi fait. Ils le saisissent par les pieds, le lancent entre les paniers et se remettent en route. Pendant qu'ils se félicitent de l'aventure et qu'ils se promettent d'écorcher Renart le soir même, celui-ci ne s'inquiète guère ; il sait qu'entre faire et dire il y a souvent un long trajet. Sans perdre de temps, il s'allonge sur les paniers, en ouvre un avec les dents et tire à lui plus de trente harengs. Il les mange de bon appétit, sans avoir besoin de sel ou de
sauge5. Mais il n'a pas l'intention de se contenter d'aussi peu. Dans un panier voisin frétillent les anguilles : il en tire
trois beaux colliers6. Renart, qui connaît tant de ruses, passe sa tête et son cou dans les colliers, puis les installe sur son dos. Il s'agit maintenant de quitter la charrette. Des deux pattes de devant, il s'élance au milieu de la route, les anguilles autour du cou. Après avoir sauté, il crie aux marchands :
« Dieu vous garde, beaux vendeurs de poissons ! J'ai partagé en frère : j'ai mangé vos plus beaux harengs et j'emporte vos meilleures anguilles ; le reste est pour vous. »
Quelle n'est pas la surprise des marchands !
« Au goupil ! Au goupil ! » crient-ils.
Ils sautent de leur charrette, pensant attraper Renart. Mais le goupil ne les a pas attendus.
« Fâcheux contretemps ! disent-ils, et quelle perte pour nous ! Notre imprudence nous a fait du tort. Nous avons été bien naïfs de nous fier à Renart ! »
Le Roman de Renart, adaptation de Paulin Paris, 1861.