Juvenet à son créneau était un guetteur
débonnaire1. Il existait des consignes formelles :
harceler nuit et jour l'ennemi ; tirer sur tous les points de stationnement qu'on a pu repérer : créneau d'observation, entrée d'abri, chantier de travailleurs, feuillées2, etc.
Ces prescriptions avaient pour but de maintenir dans la troupe l'esprit offensif, si difficile à conserver quand des armées se trouvent en contact depuis plus de deux ans.
En dépit de toutes les circulaires, Juvenet derrière son créneau évoquait moins un chasseur à l'affût qu'un marin en vigie, comparaison d'autant plus exacte qu'il se servait davantage de
sa lorgnette3 que de son fusil. […]
Quand il arrivait à Juvenet de découvrir dans un coin de
boyau4 ou dans un repli de terrain un ennemi qui, se croyant en sécurité, vaquait à ses occupations, faisait sa toilette, ou cherchait ses poux, son premier sentiment n'était pas la haine, mais la curiosité. […]
Cette silhouette minuscule, c'était un soldat comme lui qui accomplissait le même service sous un uniforme différent. Tous deux couraient les mêmes dangers, souffraient des mêmes intempéries, travaillaient aux mêmes corvées. Bien que ces gestes pareils fussent consacrés à des causes adverses, ils constituaient en fait une communauté de vie et de préoccupations qui suffisait à créer un point de contact, d'où naissait, malgré l'hostilité ambiante, une obscure sympathie.
J'en eus la preuve un jour que Juvenet était occupé à suivre dans sa jumelle les mouvements d'un Boche.
Un sergent passa qui lui demanda :
– Qu'est-ce que vous voyez d'intéressant ?
– J'en vois un, répondit Juvenet, qui est en train de poser tranquillement culotte.
– Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour le démolir ? reprit l'autre, car c'est le privilège des poilus d'être tutoyés au gré des circonstances et de la fantaisie des chefs.
– Vous croyez, sergent, qu'il faut tirer ? hésita Juvenet. Ça n'est pas un bien beau moment pour se faire tuer.
Et il ajouta, découragé : « Si on ne peut même plus poser culotte ! »
Mais le sergent insista :
– Crois-tu qu'il te raterait à l'occasion ?
Cet argument sembla convaincre Juvenet et il mit en joue en grommelant : « Je vas toujours le laisser se reculotter. »
Le coup partit et mon maître assura que la balle n'avait pas dû passer loin car le Boche
avait « trissé »5 et s'était « cavalé en vitesse ». Mais Juvenet est un excellent tireur, sûr de son arme comme de lui-même et je l'ai toujours soupçonné d'avoir manqué le but exprès.
Cette manifestation de l'esprit offensif lui paraissait peu glorieuse. Il lui semblait que pour avoir le droit de tuer il fallait soi-même courir un risque équivalent.
En vain lui répétait-on que l'agression allemande nous avait mis une fois pour toutes en état de légitime défense, il ne pouvait s'empêcher d'appliquer à chaque cas en particulier les règles de l'honnêteté et de l'honneur. [...]
Pourtant Juvenet lisait les journaux ; mais les récits des crimes allemands ne le révoltaient pas autant que des journalistes auraient pu se l'imaginer. Son esprit simpliste admettait difficilement qu'il y eût une morale de la guerre parce que la guerre lui apparaissait comme la négation de la morale.
Pierre Chaine
Mémoires d'un rat, partie II, chapitre 1, © Éditions Magnard, 2015.