Le champ de bataille de Verdun pouvait se diviser en trois zones, qui se succédaient de l'arrière à l'avant.
La première ne possédait pas du côté de l'arrière une frontière précise. Elle commençait où tombaient les derniers obus et s'étendait jusqu'à la zone des boyaux.
L'entrée dans la zone des boyaux n'était pas déterminée, comme on pourrait le croire par l'existence matérielle de ces derniers, mais par le moment où la prudence exigeait qu'on y descendît.
À cette époque, ce point psychologique était marqué géographiquement par le tunnel de Tavannes.
On ne saurait exagérer le rôle que joua ce tunnel dans la défense de Verdun. C'était le seul abri pour les réserves, pour les blessés, pour les munitions et pour les vivres. On y goûtait la plus douce satisfaction qu'on puisse éprouver sous les obus ; celle de sentir une montagne sur sa tête. Là, s'accumulaient les biscuits, la chandelle et l'alcool solidifié. [...]
Le moment arriva pourtant où à notre tour il fallut sortir.
La zone des boyaux nous sembla courte. […]
À mesure que nous avancions, les parapets s'abaissèrent peu à peu de chaque côté et le fossé ne devint guère plus profond que ceux qui longent les grandes routes : puis brusquement le boyau ne fut plus qu'une piste à peine tracée au milieu des trous d'obus. C'était la troisième zone qui commençait.
Il fallait bien trois quarts d'heure environ, à des hommes chargés, pour traverser la nuit le terrain découvert qui nous séparait encore des premières lignes. Bien que je n'aie jamais vu l'Océan, je crois pouvoir donner une idée exacte du panorama en le comparant à une mer qui se serait figée au plus fort de la tempête.
Qui donc aurait pu se douter que nous traversions une forêt, si les cartes n'avaient pas donné la dénomination de bois à ces déserts pétrifiés où quelques souches noircies demeuraient les seuls vestiges des anciens ombrages ? Les oiseaux et tous les autres animaux avaient abandonné depuis longtemps ces champs maudits, à l'exception des mouches, des vers et des hommes qui, seuls, avaient pu s'y maintenir. Je puis affirmer que j'étais l'unique rat de toute la contrée.
Le chemin n'était qu'une succession de montées et de descentes pour passer d'un entonnoir dans un autre. Combien de fois Juvenet ne tomba-t-il pas sur les genoux en franchissant ces vagues solidifiées ! Mais, après chaque chute, il se relevait dans un sursaut d'énergie, car le spectacle des corps mutilés qui pourrissaient tout le long de cette voie n'était pas pour engager même les plus
las1 à céder à leur fatigue. […]
succinctement
2 Rapidement. et s'éclipsèrent avec la précipitation de gens qui ne voudraient pour rien au monde changer leur sort contre le nôtre.
Restés seuls, notre première impression fut celle d'un isolement terrible. Murés entre deux zones de mort, nous nous sentions déjà retranchés des vivants.
Pierre Chaine
Mémoires d'un rat, partie III, chapitre 6, © Éditions Magnard, 2015.