Une épidémie qui transforme les gens en rhinocéros s'est répandue.
Bérenger se trouve être le dernier homme qui a résisté à cette maladie.
Bérenger. – Comme je voudrais être comme eux. Je n'ai pas de corne,
hélas ! Que c'est laid, un front plat. Il m'en faudrait une ou deux, pour
rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n'aurai plus
honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde
les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles
rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine
dans la glace.) J'ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu !
Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d'un
vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les
barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme
certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh,
brr ! Non, ça n'est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! non,
non, ce n'est pas ça, que c'est faible, comme cela manque de vigueur ! Je
n'arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements
ne sont pas des barrissements ! Comme j'ai mauvaise conscience, j'aurais
dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre,
je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais,
jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement,
mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J'ai trop honte ! (Il tourne le
dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver
son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai
contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au
mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant.) Contre
tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai
jusqu'au bout ! Je ne capitule pas !