Tout regard projeté sur le monde, même le plus anodin, effectue un raisonnement visuel pour produire du sens. La vue filtre dans la multiplicité du visuel des lignes d'orientation qui rendent le monde pensable. Elle n'est nullement un mécanisme d'enregistrement mais une activité. Il n'y a d'ailleurs pas de vue fixe mais une infinité de mouvements des yeux, à la fois inconscients et volontaires. Nous allons dans le monde de coups d'œil en coups d'œil en sondant visuellement l'espace à parcourir, en s'arrêtant plus longuement sur certaines situations, en fixant l'attention plus spécifiquement sur un détail. En permanence, un travail de sens s'effectue avec les yeux.
Toute vue est interprétation. Nous ne voyons pas des formes, des structures
géométriques ou des volumes, mais déjà des significations, des schèmes
visuels, c'est-à-dire des visages, des hommes, des femmes, des enfants, des
nuages, des arbres, des animaux, etc. Dans les yeux, la multitude infinie
des informations se fait monde. Il y a toujours une méthode pour orienter
l'angle du regard. [...]
L'acuité du regard est secondaire face à la qualité particulière du voir.
L'écrivain Hudson, voyageur, naturaliste1
attentif aussi bien aux hommes
qu'aux végétaux ou aux animaux, en donne une série d'exemples. Il évoque
un ami de Patagonie capable de mémoriser en une seule partie l'ensemble
des cartes d'un jeu grâce aux infimes différences de coloration de leur verso.
« Cet homme, qui possédait une vue d'une acuité2
surnaturelle, fut profondément
étonné quand je lui expliquai qu'une demi-douzaine d'oiseaux du
genre moineau, qui picoraient dans sa cour et qui chantaient et construisaient
des nids dans son jardin, son vignoble et ses champs, n'étaient pas
d'une, mais bien de six espèces. Il n'avait jamais remarqué de différences
entre eux. » Un berger connaît chaque mouton de son troupeau même s'il
en a des centaines, comme le paysan ses vaches. Les marins repèrent des
changements atmosphériques encore insaisissables pour les autres. Le médecin
sait lire les signes imperceptibles d'une maladie là où les familiers du
patient ne décèlent aucun changement, etc. « Savoir regarder : c'est tout le
secret de l'invention scientifique, du diagnostic éclair des grands cliniciens,
du “coup d'œil” des vrais stratèges » (Schuhl). Mais, outre leur talent, il leur
a fallu un apprentissage méticuleux3
du regard pour acquérir les codes de
perception propres à leur exercice professionnel.
Le magicien Robert Houdin raconte comment il affine le regard de son
fils [...] en lui apprenant « à saisir d'un seul coup d'œil, dans une salle de
spectacle, tous les objets portés sur eux par tous les assistants ».
Ainsi, le jeune homme pouvait ensuite simuler la clairvoyance en portant
un bandeau sur les yeux. « Nous passions, mon fils et moi, assez rapidement
devant un magasin de jouets d'enfants, ou tout autre, et nous y jetions un regard attentif. À quelques pas de là, nous tirions de notre poche un crayon
et du papier, et nous luttions séparément à qui décrirait un plus grand
nombre d'objets que nous avions pu saisir au passage [...]. Il arrivait souvent
à mon fils d'inscrire une quarantaine d'objets. »
Avant de voir il faut en apprendre les signes comme pour manier une
langue. [...] Les pisteurs, les chasseurs lisent les moindres détails d'un environnement
pour repérer les traces de l'homme ou de l'animal. Lorsque la
vue est aguerrie, elle ne cesse de surprendre ceux qui ignorent les codes
de perception.[...] Les Aiviliks disposent d'une formidable acuité visuelle.
E. Carpenter possède lui aussi une vue parfaite, mais « un phoque sur la
banquise est vu par eux bien avant que je ne puisse l'apercevoir [...]. Je ne
suggère pas que leurs yeux soient optiquement supérieurs au mien, mais
simplement que leurs observations sont significatives pour eux et que des
années d'éducation inconsciente les ont entraînés en ce sens. »
Avec finesse, en s'appuyant sur sa propre expérience, Hudson récuse l'idée
courante à son époque (fin du XIXe siècle) de la supériorité de la vue des
Amérindiens sur celle des Occidentaux. Hudson note simplement que les
uns et les autres ne regardent pas les mêmes choses. « Chacun habite son
petit monde qui est personnel et qui, pour les autres, n'est qu'une partie du
halo4
bleuâtre qui estompe tout, mais où, pour cet individu en particulier,
chaque objet se détache avec une netteté surprenante et raconte clairement
son histoire [...]. Le secret de la différence est que son œil est dressé à voir
certaines choses qu'il cherche et qu'il s'attend à trouver. » Devant soi se
déroule une histoire évidente, un monde déjà connu et dont l'individu
quête les signes, délaissant ce qui échappe à sa reconnaissance. (800 mots)
scientifique étudiant les animaux, les végétaux ou les minéraux.
finesse, intelligence, clairvoyance.
soigneux, minutieux.