Shere Khan, qui a juré de tuer Mowgli, profite d'une réunion du Clan des
loups pour inciter ces derniers à devenir les ennemis de Mowgli. Celui-ci
est allé chercher le feu chez les humains, pour pouvoir se défendre.
[Mowgli] jeta le pot sur le sol, et quelques charbons rouges allumèrent
une touffe de mousse sèche qui flamba, tandis que tout le Conseil1 reculait de terreur devant les sauts de la flamme.
Mowgli enfonça la branche morte dans le feu jusqu'à ce qu'il vît des
brindilles2 se tordre et crépiter, puis il la fit tournoyer au-dessus de sa tête
au milieu des loups qui rampaient de terreur. [...]
- Bien ! dit Mowgli, en promenant avec lenteur un regard circulaire.
Je vois que vous êtes des chiens. Je vous quitte pour retourner à mes
pareils... si vraiment ils sont mes pareils... La Jungle m'est fermée, je dois
oublier votre langue et votre compagnie ; mais je serai plus miséricordieux3 que vous : parce que j'ai été votre frère en tout, sauf par le sang,
je promets, lorsque je serai un homme parmi les hommes, de ne pas vous
trahir auprès d'eux comme vous m'avez trahi.
Il donna un coup de pied dans le feu, et les étincelles volèrent.
- Il n'y aura point de guerre entre aucun de nous dans le Clan. Mais il y
a une dette qu'il me faut payer avant de partir.
Il marcha à grands pas vers l'endroit où Shere Khan couché clignait de
l'œil stupidement aux flammes, et le prit, par la touffe de poils, sous le
menton. Bagheera suivait, en cas d'accident.
- Debout, chien ! cria Mowgli. Debout quand un homme parle, ou je
mets le feu à ta robe !
Les oreilles de Shere Khan s'aplatirent sur sa tête, et il ferma les yeux,
car la branche flamboyante était tout près de lui.
- Cet égorgeur de bétail a dit qu'il me tuerait en plein Conseil, parce
qu'il ne m'avait pas tué quand j'étais petit. Voici... et voilà... comment
nous, les hommes, nous battons les chiens. Remue seulement une moustache, Lungri4, et je t'enfonce la Fleur Rouge dans la gorge !
Il frappa Shere Khan de sa branche sur la tête, tandis que le tigre geignait et pleurnichait en une agonie d'épouvante.
- Peuh ! chat de jungle roussi, va-t'en, maintenant, mais souviens-toi
de mes paroles : la première fois que je reviendrai au Rocher du Conseil,
comme il sied5 que vienne un homme, ce sera coiffé de la peau de Shere
Khan. [...]
Le feu brûlait furieusement au bout de la branche, et Mowgli frappait de droite et de gauche autour du cercle, et les loups s'enfuyaient
en hurlant sous les étincelles qui brûlaient leur fourrure. À la fin,
il ne resta plus que le vieil Akela, Bagheera et peut-être dix loups
qui avaient pris le parti de Mowgli. Alors, Mowgli commença de
sentir quelque chose de douloureux au fond de lui-même, quelque
chose qu'il ne se rappelait pas avoir jamais senti jusqu'à ce jour ;
il reprit haleine et sanglota, et les larmes coulèrent sur son visage.
- Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? dit-il. Je n'ai pas envie
de quitter la Jungle... et je ne sais pas ce que j'ai. Vais-je mourir, Bagheera ?
- Non, Petit Frère. Ce ne sont que des larmes, comme il arrive aux
hommes, dit Bagheera. Maintenant, je vois que tu es un homme, et non plus
un petit d'homme. Oui, la Jungle t'est bien fermée désormais... Laisse-les
couler, Mowgli. Ce sont seulement des larmes.
Alors Mowgli s'assit et pleura comme si son cœur allait se briser ; il n'avait
jamais pleuré auparavant, de toute sa vie.
1. Tous les membres
du Clan des loups qui
participent à cette
réunion.
2. Craquer à cause
de la chaleur du feu.
3. Indulgent, généreux.
4. Surnom du tigre qui
signifie « Le boiteux ».
5. Convient.