Il est difficile de mesurer le temps quand tout, autour de vous, est noir
et silencieux. Est-ce qu'une heure s'était écoulée, ou deux peut-être ?
S'était-il assoupi ? En tout cas, Tomek eut soudain la sensation qu'ils
n'avançaient plus. Cadichon s'était arrêté. Qu'est-ce que cela pouvait
signifier ? Il se garda bien de bouger un cil. Que faisait Marie ? Pourquoi
ne bougeait-elle pas non plus ? Est-ce qu'elle dormait ? Et Cadichon,
pourquoi ne repartait-il pas ? Tomek eut bientôt la réponse à toutes ces
questions. Un faible rayon de lumière traversait les hautes branches et
tomisait juste devant l'âne. Et là, en plein milieu du chemin, un ours se
tenait assis. Tomek se sentit glacé jusqu'à la moelle des os mais il réussit
à ne pas crier. Jamais il n'avait vu une bête de cette taille. Elle était parfaitement immobile, sauf l'énorme tête qui changeait quelquefois d'axe
ou bien s'inclinait légèrement, et les petites oreilles poilues qui pivotaient
lentement, à l'affût du1 moindre bruissement2 de feuilles, de la moindre
pierre qui roula. Marie l'avait bien dit : l'ours ne voyait rien, ne sentait rien,
mais il écoutait. Ah, comme il écoutait ! Il était tout entier dans ses oreilles.
Il y mettait une telle intensité que Tomek eut peur
qu'il n'entende les battements de son cœur qui s'affolait dans sa poitrine. Il se rappela avoir vu un ours autrefois, sur la place du marché, dans son village.
Le dresseur le faisait danser en jouant de la flûte.
Mais celui-ci était bien plus grand, bien plus fort.
Cela dura une éternité. Cadichon était comme
une statue de pierre. Marie ne donnait aucun signe de vie non plus. Tomek prit la résolution d'être
patient aussi, même si cela devait durer des jours
et des nuits. Il faudrait bien que cet ours finisse par
s'en aller ! Il faudrait bien qu'il les laisse enfin partir ! Dans la position où il était, Tomek pouvait tenir
longtemps. On verrait bien qui perdrait patience le
premier ! [...]
Le temps passa, impossible à mesurer. À un moment Tomek eut un léger
soubresaut3. Il avait failli s'endormir. Or il ne le fallait à aucun prix. Quand
on dort, on peut ronfler, bouger. Il n'y a pas plus bruyant qu'une personne
qui dort ! Était-ce le sursaut de Tomek qui l'avait alerté ? Toujours est-il
que l'ours se mit en mouvement. Il posa ses deux pattes avant sur le sol
et se mit à marcher. Par bonheur, il ne se dirigea pas vers la carriole4. Au
contraire, il s'en éloigna. À cet instant, Tomek entendit dans un souffle la
voix de Marie à son oreille. Elle lui chuchotait :
- Ils s'en vont...
Ils s'en vont ? se demanda Tomek, comment ça, ils s'en vont ? Il n'y en
avait pourtant qu'un seul ? Il voulut regarder derrière lui mais Marie l'empêcha. Il fallait attendre encore un peu avant de bouger ne serait-ce
que le petit doigt. Ils patientèrent donc quelques minutes, puis Tomek
eut le droit de se retourner. Et là il pensa s'évanouir de terreur. L'ours qui
disparaissait dans la nuit en se dandinant5 devait mesurer plus de douze
mètres. Une montagne de chair, de griffes et de dents, qui, d'un seul coup
d'ongle, aurait pu déchiqueter la carriole et ses occupants.
1. Cherchant à entendre le.
2. Bruit faible.
3. Mouvement incontrôlable.
4. La charrette.
5. En balançant son corps.