Tomek luttait pour faire bonne figure,
mais l'idée de devoir rester toujours sur ce
petit bout de terre lui donnait presque la
nausée. Et la beauté du paysage n'y changeait rien.
Ses pensées le ramenaient sans cesse
à Hannah. Comment trouver goût à la vie
désormais sans l'espoir de la revoir un
jour ? Et Icham, à qui il avait promis de
revenir « bientôt » ? Et l'eau de la rivière
Qjar qu'il devait lui rapporter ? [...]
Tomek s'habilla sans bruit et quitta la
maison sur la pointe des pieds. Sur la plage,
il trouva une barque de pêcheur, sauta
dedans et rama vers le large. [...] Mon Dieu,
aidez-moi, gémit-il lorsque l'arc-en-ciel vira
au gris sale puis au noir. C'était encore plus
effrayant qu'il ne l'avait imaginé.
Il cessa de ramer et laissa la barque
dériver quelques instants. L'eau devint
immobile et noire, comme celle d'un lac oublié. Il trempa ses doigts dedans. Elle
était glacée. L'idée de s'y enfoncer était
insupportable. [...]
Tomek se demanda si son propre sang
coulait encore. Il frissonna car un froid
humide s'était abattu sur l'eau. Il tenta
de ramer pour se réchauffer un peu mais
la barque ne bougea pas d'un seul centimètre. C'est juste après cela qu'il vit la
créature assise sur la balançoire. Il n'avait
jamais imaginé qu'un être aussi épouvantable puisse exister. Cette femme devait
avoir plus de cent cinquante ans. Elle était
d'une maigreur extrême, ses membres
n'étaient que des os d'où pendouillaient,
flasques, des lambeaux de peau laiteuse.
– Bonjour, mon garçon, grinça-t-elle en
fixant Tomek de ses yeux de folle. Tu es
venu répondre à la question ?
Quelle question ? se demanda Tomek,
mais il fut incapable de prononcer un mot.
[...]
– Je vais te poser la question comme
aux autres, reprit-elle. Et comme les autres
tu ne répondras pas, Tomek, tu vois, je sais
ton nom, et ainsi tu iras ajouter aux leurs
ton gros ventre blanc de noyé, au fond du
fond du fond du fond de l'océan.
Songes-y bien, Tomek, l'eau est noire et
glacée et tu y descendras lentement, lentement, lentement, lentement [...].
– Et si je réponds ? demanda enfin Tomek.
La balançoire s'immobilisa d'un seul
coup dans une impossible position oblique
et la vieille chuchota :
– Si tu réponds, mon lézard, tu passeras
sous l'arc-en-ciel noir. Tu seras le premier, et
après toi tout le monde pourra le faire à sa
guise. Et moi je disparaîtrai pour toujours...
Voilà ce qui arriverait si tu répondais,
mais tu ne répondras pas, mon tout doux...
– Je t'écoute, dit Tomek en grelottant
de peur et de froid. Interroge-moi. [...]
– Nous sommes sœurs, aussi fragiles
que les ailes du papillon, mais nous pouvons faire disparaître le monde. Qui
sommes-nous ?
Il y eut un long silence. La vieille restait
suspendue dans les airs.
– Veux-tu que je répète la question,
petit lézard ?
– Non, répliqua sèchement Tomek qui
avait très bien entendu.
– Alors je vais me balancer cinquante
fois, le temps pour toi de chercher la
solution...
Puis elle lança ses jambes en avant et le
grincement reprit.
– Nous sommes sœurs... aussi fragiles...
murmurait Tomek, mais il ne parvenait pas
à réfléchir. Ses pensées allaient à la dérive,
sans suite ni cohérence.
– Cela t'ennuie si je chante ? ricana la
sorcière et, sans attendre la réponse, elle se
mit à fredonner des chansons enfantines.
Elle semblait connaître en particulier
chaque couplet qui avait effrayé Tomek,
petit, ou l'avait fait rire. Elle savait tout
de lui.
– Nous sommes sœurs... nous pouvons
faire disparaître... répétait à l'infini Tomek.
Le désespoir l'envahissait peu à peu.
– Vingt-deux... vingt-trois... grinça la
sorcière.
C'est alors que Tomek sentit la barque
vaciller sous lui, ou plutôt s'enfoncer légèrement dans l'eau. La rage le prit et il voulut
saisir les rames pour les jeter au visage de
la vieille, mais elles étaient comme soudées à la barque et il ne put les soulever.
Il s'acharna en vain.
– Eh bien, mon petit lézard, tu es fâché ?
grimaça la sorcière.
Puis l'eau noire et glacée commença
à entrer dans la barque et à l'alourdir. [...]
L'eau arrivait à sa poitrine quand il hurla de
toute la force qui lui restait :
– LES PAUPIÈRES ! ! ! LES PAUPIÈRES ! ! !