Depuis quelque temps, la fièvre de l'or, plus intense que jamais, semble
s'être emparée du Nouveau Monde2. Des gisements aurifères3
d'une
richesse incalculable ont été découverts à l'extrême limite occidentale du
Canada, et de tous les points du continent américain, de la vieille Europe
même, partent des milliers d'émigrants à la conquête du pays de l'or.
Après l'Australie, après la Californie, après le Transvaal4, voici venir le tour
de la Colombie anglaise5. Mais cette fois, il paraît que loin d'avoir été
exagérées, les prévisions des premiers prospecteurs6 sont chaque jour
confirmées, dépassées. À mesure que l'on pénètre dans cette région
inhospitalière à cause du froid terrible qui y règne pendant huit mois de
l'année, on découvre de nouveaux placers7, si bien que le voyageur n'a
littéralement qu'à se baisser pour ramasser de la poussière d'or.
Et il a bien fallu céder à l'évidence, quand on a vu revenir de ce pays
enchanté, il y a quelques mois, des gens qui étaient partis sans autres ressources
qu'une indomptable énergie et dont les épaules étaient chargées,
au retour, de lourds sacs contenant pour vingt, trente et jusqu'à cinquante
mille francs de pépites : la récolte d'une saison.
Indomptable énergie, disons-nous ; et, en effet, il fallait, il faut encore
une dose peu commune d'audace et d'endurance pour affronter les difficultés
d'un voyage d'abord, d'un séjour prolongé ensuite, au nouvel
Eldorado canadien. On dirait que la nature, avare de ses trésors, les cache
en des régions inaccessibles à l'homme.
Il faut actuellement six à huit semaines pour se rendre au district minier
arrosé par le Yukon, aux confins du cercle arctique. L'itinéraire le plus court
est celui qui suit :
Par le Canadian Pacific Railway, qui traverse tout le continent américain,
on arrive à Victoria ou à Vancouver, sur le détroit de Géorgie, d'où
un service de bateaux à vapeur vous conduit à Juneau, métropole du territoire
d'Alaska. Et c'est alors, après un voyage assez fatigant de trois
semaines, que commencent les véritables difficultés.
Ici, nous tombons presque tout de suite dans un pays montagneux,
inhabité, et le voyageur ne doit compter, pour le traverser, que sur ses
jambes, car les chevaux eux-mêmes se refuseraient à passer par ces
gorges et ces défilés8 abrupts, ensevelis sous la neige du 1er septembre
au 31 mars, souvent même plus tard.
Cette région désolée9, de trois cent cinquante kilomètres d'étendue,
aboutit, par des élévations successives du sol, au col de Chilkoot, presque
à pic10, dont l'altitude n'est pas supérieure à 1 500 mètres, mais où s'engouffrent
continuellement des tourmentes de neige épouvantables.
La traversée du col dure quinze heures et, plus d'un y est resté qui avait
voulu s'y aventurer en automne ou en hiver.
De là, on gagne le lac Lindemann, où l'on est obligé de se construire
soi-même une barque avec le bois qui se trouve en abondance sur ses
bords. Nous l'avons dit, le pionnier ici ne doit compter que sur son initiative
et son industrie personnelles.
L'embarcation aménagée tant bien que mal, le voyageur passe de l'autre
côté du lac et se voit obligé ensuite de charger son canot sur ses épaules
et de parcourir ainsi une dizaine de kilomètres jusqu'au lac Bennett. De
là, toujours portant son embarcation et ses provisions, le chercheur d'or
franchit une trentaine de kilomètres au bout desquels il atteint la rivière
Caribou. En bateau il traverse le lac Tagish (35 kil.), dont le fond est semé
de rochers à fleur d'eau ; le lac Marsh (31 kil.) et les dangereux rapides de
White Horse (82 kil.).
Enfin, voici le Yukon, fleuve large et relativement facile à naviguer. Il
n'y a plus qu'à se laisser descendre en suivant le courant et en évitant les
mauvais fonds, pendant sept cent quarante kilomètres. Nous sommes à
Dawson-City, le Johannesburg11 de demain, hier encore village ignoré,
aujourd'hui centre des placers du Yukon et du Klondike, son principal
affluent.
Une fois là, le prospecteur n'est pas tout à fait au bout de ses peines,
car il doit aller assez loin pour chercher un claim12 avantageux, les plus
proches ayant été retenus depuis un an ou deux par les premiers arrivants.
Il ne perdra rien, du reste, au contraire, les gisements aurifères devenant
moins difficiles à exploiter à mesure que l'on remonte le cours des deux
rivières dont nous avons parlé.
Chaque claim, que l'on doit acheter au préalable, mesure 500 pieds13
de longueur et son possesseur a le droit de prendre tout l'or qu'il peut
extraire aussi bien du lit que des bords du fleuve. Les prix sont naturellement
variables, suivant la richesse supposée du gisement. Tel claim, payé
5 000 dollars au gouvernement canadien, il y a dix-huit mois, en vaut à
présent 60 000. II faut donc faire son choix, avec sa bourse et surtout avec
le flair indispensable au chercheur d'or. Le métal précieux se rencontre,
à une vingtaine de pieds14 seulement au-dessous de la surface du sol,
donc grande facilité d'exploitation. Pas d'installations compliquées, de
machines, de galeries souterraines. Un simple puits suffit. Le minerai aussitôt
enlevé est recueilli dans des paniers. Plus tard, pendant les longues
journées d'hiver, se feront les opérations délicates du tri et du lavage.
Car c'est encore un des plus graves inconvénients des mines du Yukon
et du Klondike, cet hiver boréal15 au cours duquel le thermomètre se tient
entre 25 et 40 degrés de froid, où le sol est recouvert d'une épaisse et dure couche de neige glacée. Et durant six mois, toute cette zone demeure
plongée dans la nuit polaire, et les conquérants de l'or sont obligés de
rester tapis16, comme des bêtes frileuses, au fond des misérables huttes
de bois qu'ils se sont construites avant la mauvaise saison.
La ville, la grande ville confortable – Dawson, Circle City, Forty Mile –
est à trente ou trente-cinq kilomètres de là. D'ailleurs, il faut toujours être
sur place pour profiter des bonnes occasions qu'un dégel subit peut amener,
pour laver le minerai, enfin pour garder son bien. La neige et le froid,
du reste, n'arrêtent pas toujours l'exploitation des gisements. Certains
prospecteurs allument de grands feux afin de dégeler le terrain et parviennent
ainsi à continuer le travail pendant une partie de l'hiver.
C'est que chaque jour de chômage représente une grosse perte. De
l'avis des experts qui ont vu à l'oeuvre les gold-diggers17 du Yukon, chacun
d'eux extrait du sol en moyenne de 3 500 à 5 000 francs d'or par
jour. Il faut ajouter à cela les aubaines18, qui sont fréquentes. Un nommé
Hudson trouve à Bonanza Creek (Klondike) une pépite de 257 dollars. À
Indian Creek, dans le même district, J. Clements ramène, en une seule
poignée, 1 155 francs d'or. Le lendemain, il en ramassa pour 10 000 francs
en quelques heures.
Pendant la dernière saison, le professeur Lippy, de Seattle (États-Unis),
a recueilli 50 000 dollars d'or ; W. Stanley, 112 000 dollars ; Berry, 110 000
et J. Clements, de Los Angeles, 175 000, ce qui représente la bagatelle de
près de 900 000 francs.
Ces jours-ci, le steamer19 Weare rapatriait à Saint-Michael's Island
quarante-cinq mineurs dont la récolte s'élevait au total de six millions, et
de tous les points de la zone aurifère on annonce des résultats plus brillants
encore.
Aussi ne faut-il pas s'étonner que, non seulement au Canada et aux
États-Unis, mais en Europe, les chercheurs d'or se soient levés en masse
depuis quelques mois. Sur toute la côte occidentale américaine, depuis
le Mexique jusqu'à Vancouver en passant par San Francisco, l'armée des
prospecteurs s'est mise en marche vers la terre promise. Les difficultés du
voyage pas plus que les rigueurs et les privations qui les attendent là-bas
ne sauraient une minute retarder leur élan. La soif de l'or, est, dit-on, plus
impérieuse20 que la soif physique.
Aux dernières nouvelles, une horde de trente mille gold-diggers se
ruait aux champs d'or du Yukon. Au printemps prochain, ils seront, suivant
les prévisions de sir Charles Tupper, ancien Premier ministre du Canada,
au moins cent cinquante mille, et le siècle finira vraisemblablement par la
plus effrénée course aux mines d'or que le monde ait jamais vue.
1. Région ou pays mythique
d'Amérique du Sud censé
être très riche en or.
« El Dorado » signifie
« Le Doré » en espagnol.
2. De l'Amérique.
3. Mines d'or.
4. Région d'Afrique du Sud.
5. Colombie britannique,
région à l'ouest
du Canada, au bord
de l'Océan pacifique.
6. Chercheurs d'or.
7. Lieux qui contiennent
beaucoup d'or.
8. Passages étroits entre
deux hauteurs.
9. Déserte, sans vie.
10. Vertical.
11. Ville d'Afrique du Sud,
qui s'est développée
très rapidement dans les
années 1880, après que
de grandes quantité d'or
y ont été découvertes,
provoquant une ruée
vers l'or.
12. Un terrain contenant
de l'or.
13. Environ 150 mètres.
14. Environ 6 mètres.
15. Proche du pôle Nord.
16. Enfermés.
17. Chercheurs d'or.
18. Coups de chance.
19. Bateau à vapeur.
20. Forte.