« Circé nous a avertis qu'il nous faudra d'abord passer près des funestes
Sirènes qui charment tous les mortels qui les approchent. Personne ne
doit entendre leur chant mélodieux, moi seul pourrai les écouter mais
pour cela vous devez m'attacher solidement au mât de notre navire, les
pieds et les poings liés. »
Alors, de mon poignard en bronze, je divise une boule de cire d'abeille,
dont je malaxe1 les morceaux. La cire est bientôt molle entre mes doigts
puissants et grâce aux rayons du Soleil, le royal Hypérion2, je bouche les
oreilles de chacun de mes compagnons et ceux-ci me lient bras et jambes
et me fixent au mât. Puis, ils prennent leurs places et se mettent à ramer
en cadence, le flot blanchissant sous les coups.
Mais les Sirènes voient ce rapide navire qui bondit tout près d'elles.
Alors, elles commencent à chanter : « Viens à nous ! Glorieux Ulysse !
Viens écouter nos voix ! Jamais un navire n'est passé près de notre île sans
entendre les chants mélodieux qui sortent de nos bouches. L'homme qui
nous écoute s'en va heureux et plus savant, car nous connaissons tous les
maux3, nous savons tout ce qui se passe dans le monde et au-delà. »
Elles chantent ainsi et leurs voix admirables me remplissent le cœur
du désir d'aller vers elles. Je fronce les sourcils pour donner à mes gens
l'ordre de défaire les cordes qui m'entravent.4 Alors Euryloque vient, aidé
de Périmède, resserrer mes liens pour les rendre plus solides encore. Nous
passons et, bientôt, on n'entend plus ni les cris ni les chants des Sirènes.
Mes braves gens se hâtent 5 alors d'enlever la cire de leurs oreilles, puis
de me détacher.
L'île des Sirènes disparaît mais, déjà, nous apercevons la fumée d'un
grand flot dont on entend les puissants grondements.
Nous entrons dans le détroit6 et voguons angoissés. Nous avons d'un
côté la divine Charybde avalant l'eau salée, avec un bruit terrible, et, de
l'autre, sur son récif7, Scylla et ses six têtes meurtrières. Quand Charybde
recrache l'eau, toute la mer bouillonne : l'écume rejaillit jusqu'au haut
des récifs et les couvre tous les deux. Quand Charybde aspire l'eau à
nouveau, on voit apparaître tout en bas, au fond de son tourbillon, les
sables bleus du fond des mers. Ah ! la terreur extrême qui s'empare de
mes compagnons !
Mais, tandis que nos yeux regardent Charybde, d'où nous craignons
la mort, Scylla arrache du navire six de mes compagnons, les meilleurs et
les plus forts. Me retournant, je n'aperçois que leurs pieds et leurs mains
battant l'air. Je n'entends que leurs cris terrorisés, hurlant mon nom, pour
la dernière fois : quel effroi dans leur cœur ! Scylla les dévore à l'entrée de
son antre8 alors qu'ils m'appellent encore ; ils me tendent les mains dans
une lutte atroce et désespérée !
Non ! Jamais, de mes yeux, au cours de mes voyages, je ne vis telle
horreur.
1. Je forme.
2. L'un des douze Titans (divinités qui ont été détrônées par les dieux de l'Olympe). Hypérion est assimilé au Soleil.
3. Malheurs.
4. Me bloquent.
5. Se pressent.
6. Passage étroit d'eau.
7. Structure formée sous
l'eau, principalement à
partir de coraux durs.
8. Caverne.