Sans nouvelles de son père Ulysse, Télémaque part à la rencontre de
ceux qui ont combattu avec lui à Troie. Le roi Ménélas raconte que lui-même a mis longtemps à rentrer de Troie, car il était retenu par les dieux
sur une île égyptienne. La nymphe Idothée lui a conseillé de demander
l'aide de Protée, mais elle l'a prévenu qu'il fallait d'abord l'affronter avant
de pouvoir lui parler. Voici ce qu'elle lui dit ensuite.
« Quand le soleil est au plus haut de sa course, on voit sortir de l'eau
ce prophète des mers1 : il monte et va s'étendre au creux de ses cavernes.
En troupe, autour de lui, viennent dormir les phoques qui sortent de
l'écume2, pataugeant, empestant l'odeur aigre des fonds marins. Choisis
trois compagnons d'élite, et je vous emmène là-bas. Après avoir compté
ses phoques, cinq par cinq, près d'eux il s'étendra, comme le fait le berger au milieu de son troupeau. Alors ne songez plus qu'à bien jouer des
bras. Tenez-le, peu importe ce qu'il tente. Il voudra s'échapper, prendra
toutes les formes, se changera en tout ce qui rampe sur terre, en eau, en
feu divin. Tenez-le sans mollir ! Mais, lorsqu'il en viendra à vouloir te parler, il reprendra sa forme initiale. À ce moment-là, relâchez le vieillard, et
demandez-lui quel dieu vous retient prisonniers. »
À ces mots, elle plonge dans la mer blanche d'écume et je vais retrouver mes compagnons. Que de pensées bouillonnaient en mon cœur ! Nous
prenons le souper, puis, quand survient la nuit divine, nous nous endormons sur la plage. Mais sitôt que paraît, dans son berceau de brume,
l'Aurore aux doigts de rose, je repars en priant les dieux. J'emmenais
avec moi trois de mes meilleurs compagnons. La Nymphe nous attendait, assise. Pour la ruse qu'elle prévoyait, elle avait apporté les peaux de
quatre phoques fraîchement tués, puis elle avait creusé dans le sable nos
lits. Elle nous fait coucher côte à côte et nous jette une peau sur chacun.
Ces phoques, nourrissons de la mer, exhalaient une mortelle odeur... Qui
prendrait dans son lit une bête marine ? Mais, pour nous sauver de cette
puanteur, elle avait apporté de l'ambroisie3, qu'à chacun elle vint nous
mettre sous la nez. Cette douce senteur tua l'odeur des monstres...
Tout le matin, nous attendons. Les phoques en troupeau sont sortis de
la mer, ils sont venus se coucher sur la plage. Enfin, voici midi : le vieillard
sort du flot. Quand il a retrouvé ses phoques rebondis, il les compte, cinq
par cinq, et c'est nous qu'en premier il dénombre, sans rien soupçonner
de la ruse... Il se couche à son tour. Alors, avec des cris, nous nous précipitons et nos bras l'immobilisent. Mais le vieux se change d'abord en lion à crinière, puis il devient dragon, panthère
et porc géant, il se fait eau courante et grand
arbre. Nous, sans mollir, nous le tenons ; rien ne
nous fatigue, et, quand il est au bout de toutes
ses magies, le voici qui me parle.
Protée informe Ménélas que si les dieux le
retiennent prisonnier, c'est parce qu'il a oublié
de leur faire des sacrifices avant de prendre la
mer. Il lui donne également des nouvelles de
héros de la guerre de Troie, dont Ulysse :
« Je l'ai vu dans une île pleurer à chaudes
larmes : la nymphe Calypso, qui le tient prisonnier, là-bas, dans son manoir, l'empêche de
rentrer au pays de ses pères ! »
1. Il s'agit de Protée.
2. Mousse blanche qui
se forme à la surface
de la mer quand elle
est agitée.
3. Nourriture des dieux
et déesses, au parfum
délicieux.