Dans ce conte philosophique, fantastique et scientifique de Voltaire, le lecteur suit Micromégas, un géant d'une des planètes de l'étoile Sirius. Il mesure trente-deux kilomètres de haut et parle mille langues. Contraint à l'exil pendant 800 ans, Micromégas voyage à travers l'univers et arrive sur Saturne où les habitants lui apparaissent comme des « nains », car ils ne mesurent que deux kilomètres. Micromégas devient ami avec l'un d'eux, qui l'accompagne dans sa quête initiatique.
[Micromégas] ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une
cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une
chanson fort plaisante contre le muphti1, dont celui-ci ne s'embarrassa guère ; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le cœur2, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline3 seront sans doute étonnés des équipages de là-haut : car nous autres, sur notre petit tas de boue4, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation5, et toutes les forces attractives et répulsives6. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la Voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que
l'illustre vicaire Derham7se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise ! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne.
Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne.
Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put
d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre
de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car
enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et
les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises8 de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens9, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli10 quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne11, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs.
1. Muphti : chez Voltaire, chef religieux sans référence à une religion précise.
2. L'esprit et le cœur : expression à la mode du temps de Voltaire. Il s'en moque souvent.
3. Chaise de poste : chaise roulante tirée par un cheval ;
berline : type de carrosse.
4. La Terre.
5. Gravitation : phénomène physique selon lequel deux corps s'attirent mutuellement.
6. Répulsives : forces qui repoussent.
7. Guillaume Derham (1657-1735) : ecclésiaste et philosophe anglais qui affirma avoir vu avec sa lunette le ciel empyrée, c'est-à-dire, au sens religieux, la partie la plus haute du ciel où siègent les bienheureux.
8. Toises : mesure de longueur de six pieds (1 pied = 0,324 mètre).
9. Gens (1657-1735) : ici, domestiques.
10. Lulli (1632-1687) : musicien italien, qui fit carrière à la cour de Louis XIV. Il composa, entre autres, la musique des comédies-ballets de Molière.
11. Il s'agit d'une référence implicite à Fontenelle, secrétaire de l'Académie royale des sciences depuis 1699.