Par cette raison d'indépendance1l'amour de l'étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur. Dans l'amour de l'étude se trouve enfermée une passion dont une âme élevée n'est jamais entièrement exempte, celle de la gloire. Il n'y a même que cette manière d'en acquérir pour la moitié du monde2, et c'est cette moitié justement à qui l'éducation en ôte les moyens, et en rend le goût impossible. Il est certain que l'amour de l'étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources, qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d'autres moyens d'arriver à la gloire, et il est sûr que l'ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habileté dans l'art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement ou les négociations, est fort au-dessus de [celle] qu'on peut se proposer pour l'étude. Mais les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire ; et quand par hasard il s'en trouve quelqu'une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l'étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.
L'amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisirs pour l'âme, et de tant d'efforts en tout genre qui contribuent au bonheur, à l'instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondé sur l'illusion. Rien n'est si aisé que de faire disparaître le fantôme après lequel courent toutes les âmes élevées ; mais qu'il y aurait à perdre pour elles et pour les autres ! Je sais qu'il est quelque réalité dans l'amour de la gloire, dont on peut jouir de son vivant ; mais il n'y a guère de héros, en quelque genre que ce soit, qui voulût se détacher entièrement des applaudissements de la postérité3, dont on attend même plus de justice que de ses contemporains. On ne s'avoue pas toujours le désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il reste toujours au fond de notre cœur. [...]
J'ai dit que l'amour de l'étude était la passion la plus nécessaire à notre bonheur : c'est une ressource sûre contre les malheurs ; c'est une source de plaisirs inépuisable, et Cicéron4a bien raison de dire : les plaisirs des sens et ceux du cœur sont, sans doute, au-dessus de ceux de l'étude. Il n'est pas nécessaire d'étudier pour être heureux ; mais il l'est peut-être de sentir en soi cette ressource et cet appui. On peut aimer l'étude et passer des années entières, peut-être toute sa vie, sans étudier ; et heureux qui la passe ainsi ! Car ce ne peut être qu'à des plaisirs plus vifs qu'il sacrifie un plaisir qu'il est toujours sûr de trouver, et qu'il rendra assez vif pour le dédommager de la perte des autres.
(106-43 av. J.-C.) : avocat, homme politique et auteur romain, célèbre pour ses discours et ses plaidoiries.