En 1532, le conquistador Francisco Pizarro arrive au Pérou, dans la ville de Cajamalca, avec son armée. Il ne rêve que d'or. Atahualpa est le souverain tout puissant des Incas, descendant du fils du dieu soleil. Avec son cortège royal, il va au-devant des Espagnols, restés cachés. La scène est rapportée par l'un des soldats espagnols.
À cet instant, comme il en avait été décidé, le père Valderde, notre aumônier, sortit
d'un des couverts1. La Bible à la main droite, le crucifix à la gauche, il s'approcha de l'Inca et lui adressa la parole. […]
Le
dominicain2 somma3 Atahualpa de se soumettre à
l'empereur4, qui était le plus puissant souverain du monde et qui avait donné l'ordre à Pizarro, son serviteur, de s'emparer des terres des
païens5.
L'Inca ne bougea pas.
Le père Valderde le somma une seconde fois […]. Cette fois encore, l'Inca ne répondit pas. Statue immobile, il était assis sur son trône et, mi-étonné, mi-hostile, il regardait le moine. Désemparé, celui-ci avait les yeux rivés sur le sol ; son visage pâlit ; il cherchait en vain l'inspiration pour une nouvelle sommation, quand soudain il se retourna et brandit le crucifix à bout de bras comme un étendard.
Le général comprit alors que le moment était venu et qu'il n'était plus question d'hésiter. Il agita une bande d'étoffe blanche ; les canons tirèrent ; « San Jago », le cri de guerre, retentit ; la cavalerie surgit de l'embuscade comme un fleuve
endigué6. Stupéfaits, abasourdis par les cris, les claquements des
mousquets7, et le tonnerre des deux
arquebuses8, étouffés et aveuglés par la fumée qui se répandait en nuage sulfureux sur la place, les hommes de l'Inca ne savaient que faire ni dans quelle direction fuir. Le choc fut épouvantable : la cavalerie piétina sans distinction les aristocrates et les gens du peuple. Personne n'opposa de résistance ; ils ne possédaient d'ailleurs pas les armes qui l'eussent permis. Au bout d'un quart d'heure, l'amoncellement des cadavres bouchait toutes les issues. […]
Atahualpa, prisonnier, fut emmené dans le bâtiment le plus proche. Sa garde fut confiée à douze hommes.
Un silence spectral avait envahi la place et les rues. Mais à un moment donné de la nuit, traversant les lointaines montagnes, les chants plaintifs des Péruviens, à qui l'on avait ravi leur dieu vivant, retentirent, tantôt grossissant, tantôt faiblissant, de plus en plus douloureux et sauvages, jusqu'au lever du jour.
[
On suggère un peu plus tard à Atahualpa qu'il pourrait retrouver sa liberté en donnant de l'or.]
Ce fut sur le visage d'Atahualpa une expression d'horreur et d'intense réflexion. Il était incapable de croire que l'on puisse racheter quelque chose d'aussi important que la liberté avec un objet d'aussi peu de valeur qu'en avait l'or à ses yeux. L'idée d'acquérir quelque chose avec de l'or devait l'étonner et l'inquiéter au plus profond de son être. À cette heure, en regardant d'un côté les compagnons grisés d'or et de l'autre la figure muette et le visage étonné de l'Inca, je compris pour la première fois combien nous lui étions étrangers, incroyablement, horriblement étrangers.
Jakob Wassermann
L'Or de Cajamalca, 1928, traduction de François Mathieu, © L'École des loisirs, 2015.