Louise Michel, surnommée « Enjolras » en référence au personnage
des Misérables, a été l'une des figures majeures de
l'insurrection de la Commune de Paris, en 1871. Après sa déportation
en Nouvelle-Calédonie, elle revient en métropole et signe
ce roman-feuilleton, qu'elle co-écrit avec Marguerite Tinayre,
et qui rencontre un vif succès. Dans ce début de roman, on
découvre le personnage de Mme Brodard, qui travaille à Paris
dans des conditions difficiles.
Est-ce aujourd'hui ? Est-ce hier que commence cette
histoire ?
C'est aujourd'hui, c'était hier, ce sera encore demain, si vous
voulez, car la misère est aussi vieille que la société, et durera
autant qu'elle, si on n'y met bon ordre. C'était en octobre,
pendant un de ces jours qui collent du gris au cœur du pauvre
monde, Mme Brodard descendait l'avenue des Gobelins pour
se rendre à son travail. Elle était teinturière en peaux, un dur
métier pour une femme, et avec cela, écœurant au possible.
Mais on y gagne un peu plus qu'à la couture, et Mme Brodard
était seule, depuis longtemps, pour élever sa famille.
C'était une femme de trente-cinq ans ; elle en paraissait
davantage. Pourtant, en la regardant bien, on voyait que le chagrin,
les grandes fatigues, plus que le temps avaient dû blanchir
ses cheveux et faire des rides à son visage. Ses yeux noirs étaient
très beaux, ses dents très blanches. Sa figure maigre avait une
grande expression de résignation et de bonté. Un nez mince, à
narines mobiles, indiquait chez elle une profonde sensibilité,
c'est-à-dire une faculté perfectionnée pour la souffrance.
Les habits de Mme Brodard, soigneusement rapiécés et
d'une propreté parfaite, témoignaient d'une certaine vaillance contre la misère. La pauvre brave travailleuse serait même
parvenue à la dissimuler tout à fait, cette misère, si elle avait
pu raccommoder elle-même sa chaussure. Mais la force d'une
femme ne suffit pas à réparer cette partie de son vêtement.
La teinturière s'en allait à travers la brume de la grande
avenue, les pieds humides, la tête basse, l'air pensif, marchant
comme une vieille, le dos courbé. Elle ne voyait pas ceux qui
allaient et venaient sur le même trottoir ; tout absorbée par
une foule de réflexions pénibles, elle ne savait pas seulement
pourquoi elle marchait.
C'est qu'elle en avait du tintouin1, la pauvre femme ; c'est
que le découragement commençait à la gagner. Il y avait bien
de quoi. Voyez donc, ce qui s'arrangeait d'un côté se décousait
de l'autre, dans sa position. Elle venait de passer quatre mois
à l'hôpital et maintenant que son fils était un vrai soutien, que
la famille commençait à pouvoir manger son content2, voilà
qu'Angèle, l'ainée de ses filles, était tombée malade à son tour.
Elle avait dû tant trimer, pendant que sa mère n'était pas là :
au lavoir, au ménage, à l'atelier, partout. Cette petite l'inquiétait
bien. Mon Dieu ! qu'avait-elle donc ? Une enfant qui ne lui
avait jamais donné que de la joie, dont toujours on avait été si
content à l'école et à la tannerie.
1. Tintouin : souci, inquiétude.
2. Content : en quantité suffisante.