– Eh bien ! pourquoi donc pas ? reprit Gaucher. Un peu de raison au bout de la
tâche, et l'ouvrier peut devenir un gros bourgeois. Regarde là, au-dessus de nos têtes,
sur la terrasse de la montagne, ces jolies rues à escaliers, ces promenades d'où l'on
voit cinquante lieues d'horizon, ces murailles blanches et roses, ces jardins en fleurs,
treillagés de vert ; tout cela est sorti du gouffre où nous voici attelés du matin au soir,
qui à une roue et à une pince, qui à une barre de fer et à un marteau. Tous ces gens
riches qui, de là-haut, nous regardent suer, en lisant leurs journaux ou en taillant
leurs rosiers, sont, ou d'anciens camarades, ou les enfants d'anciens maîtres ouvriers,
qui ont bien gagné ce qu'ils ont, et qui ne méprisent pas nos figures barbouillées et
nos tabliers de cuir. Nous pouvons leur porter envie sans les haïr, puisqu'il dépend
de nous, ou du moins de quelques-uns de nous, de monter où ils sont montés.
Regarde ! il n'y a pas loin ! Deux ou trois cents mètres de rocher entre l'enfer où
nous sommes et le paradis qui nous invite, ça représente une vingtaine d'années de
courage et d'entêtement, voilà tout ! Moi qui te parle, j'ai rêvé ça ! mais l'amour
m'a pris, et les enfants sont venus. Celui qui se marie jeune et sans avances n'a plus
la chance de sortir d'affaire ; mais il a la femme et les petits pour se consoler ! Voilà
pourquoi, condamné à faire toujours la même chose ma vie durant, je ne me plains
pas et prends le temps comme il vient.
– C'est ce qui te prouve, dit Sept-Épées, qu'il y a deux partis à prendre : ou rester
pauvre avec le cœur content, ou se rendre malheureux pour devenir riche. Eh bien !
je suis entre ces deux idées-là, moi, et ne sais à laquelle me donner. Voilà pourquoi je
suis, non pas triste comme tu le penses, mais soucieux et changeant de projets tous
les jours sans pouvoir en trouver un qui ne me fasse pas trop de peur.