Paris, 11 décembre 1984
Nancy,
Tu dis dans ta dernière lettre que jusqu'ici, c'est-à-dire depuis un an et demi, tu n'as pas parlé d'exil, que tout ce que tu as écrit est mensonger (nous en parlerons, si tu le veux bien, en tête à tête)... Et moi, il me semble que je suis en train de perdre mon territoire, ma terre, l'exil... Que ferais-je hors exil, désertant ce qui me fonde depuis le premier jour de ma vie ? Heureusement, grâce à un voyage à Marseille, j'ai la certitude – parce qu'il était question là-bas, ce soir-là, de cultures croisées – que je n'échapperai pas à la division biologique d'où je suis née. Rien, je le sais, ne préviendra jamais, n'abolira la rupture première, essentielle : mon père arabe, ma mère française ; mon père musulman, ma mère chrétienne ; mon père citadin d'une ville maritime, ma mère terrienne de l'intérieur de la France... Je me tiens au croisement, en déséquilibre constant, par peur de la folie et du reniement si je suis de ce côté-là ou de ce côté-là. Alors je suis au bord de chacun de ces bords...
Je craignais, à trop analyser, disséquer cette position, de l'avoir épuisée, et depuis quelque temps je m'aperçois que je recherche chez d'autres, toujours plus loin, non pas de l'exotisme, mais chaque fois davantage d'exil, comme si cela pouvait se quantifier... Je me mets à fliquer mon exil, celui des autres, à me parasiter et les autres en même temps. J'ai tellement peur que l'inspiration, je veux dire une certaine émotion qui m'est nécessaire pour écrire, me quitte avec l'exil que je me raccroche au moindre signe.
Leïla