C’est le Versailles organique, vivant, énergétique qui s’est éteint à jamais au départ du roi et de la cour, à la fin de l’année 1789. Ainsi le domaine actuel de Versailles ne représente-t-il qu’une petite partie du vaste territoire du Versailles passé – 830 hectares aujourd’hui contre 8 000 autrefois –, dont l’emprise s’étendait bien au-delà des terres possédées par le roi, sur des dizaines de kilomètres carrés pour les eaux, des centaines pour les arbres et les matériaux de construction, des milliers pour les animaux et les plantes. Les réseaux techniques – routes et installations hydrauliques –, les édifices, les inscriptions physiques et juridiques du parc de chasse ont laissé de nombreuses traces, mais ce ne sont que les empreintes d’un ensemble plus vaste, plus puissant, plus vivant. Les flux, les matières, les animaux, les rapports de force, l’entremêlement avec le territoire et les hommes sont devenus invisibles. […]
Versailles n’a pas toujours été un lieu de mémoire, une trilogie politique, culturelle et patrimoniale. Du lieu vivant et habité, on connaît l’épiderme
1 : ses cellules s’animent autour du roi, ses influx nerveux
2 agitent la cour, ses strates de rituels et d’objets. Mais qu’en est-il des entrailles, des chairs et du sang, de la matérialité du palais ? Pris dans toute son extension, l’animal Versailles se reproduit et se développe au prix d’un gigantesque métabolisme, parcouru de flux qui entrent – combustibles, aliments, biens, matières premières –, qui sortent – émissions dans l’air, déchets, produits transformés – et qui se régénèrent – animaux, arbres, nappes phréatiques. Des eaux jaillissent des fontaines tandis que d’autres sont consommées, actionnent des roues, servent à nettoyer, charrient
3 les déchets humains et animaux. Des animaux se nourrissent dans le parc et se reproduisent, avant d’être tués par les chasses royales. Des sols sont transformés, drainés, parcourus de routes, soulevés en masse immense. Des bois sont plantés et déplacés, croissent, nourrissent les bêtes de leurs feuillages, sont abattus pour l’énergie et les matériaux.