Il aimait les costumes Saint-Laurent, les cravates Cerruti1
et les grosses
voitures. Il conduisait vite, avec appels de phares, sans parler, comme
entièrement livré à la sensation d'être libre, bien habillé, en situation
dominante sur une autoroute française, lui qui venait d'un pays de
l'Est. Il appr éciait qu'on lui trouve une ressemblance avec Alain Delon2.
Je devinais – autant qu'on puisse le faire avec justesse lorsqu'il s'agit
d'un étranger – qu'il n'était pas attiré par les choses intellectuelles et
artistiques, malgré le respect qu'elles lui inspiraient. À la télévision, il
préférait les jeux et Santa Barbara3. Tout cela m'était égal. Sans doute
parce que je pouvais considérer les goûts de A., étranger, comme des
différences culturelles avant tout, alors que chez un Français ces mêmes
goûts me seraient apparus d'abord comme des différences sociales. Ou,
peut-être, avais-je plaisir à retrouver en A. la partie la plus « parvenue »4
de moi-même : j'avais été une adolescente avide de robes, de disques et
de voyages, privée de ces biens parmi des camarades qui les avaient — à
l'image de A. « privé » avec tout son peuple, n'aspirant qu'à posséder
les belles chemises et les magnétoscopes des vitrines occidentales. [...]
Je ne savais pas de quelle nature était sa relation avec moi. [...] Je me
demandais souvent ce que signifiaient pour lui ces après-midi passés à
faire l'amour. Sans doute rien d'autre que cela justement, faire l'amour.
1. Saint-Laurent, Cerruti : noms de marques vestimentaires de luxe.
2. Alain Delon (né en 1935) : célèbre acteur français au physique séduisant.
3. Santa Barbara : feuilleton américain diffusé dans les années 1980 et 1990.
4. Parvenue : élevée à une position sociale importante sans en avoir acquis les
manières.