Voyage au bout de la nuit - Louis‑Ferdinand Céline
Nos Allemands accroupis au fin fond de la route venaient justement de
changer d'instrument. C'est à la mitrailleuse qu'ils poursuivaient à présent
leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros paquets d'allumettes et tout
autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses
comme des guêpes.
L'homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d'articulé.
« Le maréchal des logis Barousse vient d'être tué, mon colonel,
qu'il dit tout d'un trait.
– Et alors ?
– Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route
des Étrapes, mon colonel !
– Et alors ?
– Il a été éclaté par un obus !
– Et alors, nom de Dieu !
– Et voilà ! mon colonel !
– C'est tout ?
– Oui, c'est tout, mon colonel...
– Et le pain ? » demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu'il a eu le
temps de dire tout juste : « Et le pain ? » Et puis ce fut tout. Après ça, rien
que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne
croirait jamais qu'il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles,
le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c'était fini ;
que j'étais devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête,
et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu'un vous les
secouait de par-derrière. Ils avaient l'air de me quitter et puis ils me sont
restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore
longtemps, l'odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour
tuer les punaises et les puces de la terre entière. […]
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était
mort. Je ne le vis plus, tout d'abord. C'est qu'il avait été déporté sur le talus,
allongé sur le flanc par l'explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à
pied, le messager, fini lui aussi. Ils s'embrassaient tous les deux pour le moment
et pour toujours. Mais le cavalier n'avait plus sa tête, rien qu'une ouverture
au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la
confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale
grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c'était arrivé. Tant
pis pour lui ! S'il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.
Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble.