Le narrateur est à Tokyo, dans un hôtel de luxe. Il vient de se séparer de sa femme, n'arrive pas à dormir, et décide de monter au 27e et dernier étage de l'hôtel, où se trouve une piscine.
Tokyo apparut d'un coup devant moi dans la nuit, comme un décor de
théâtre factice d'ombres et de points lumineux tremblotants derrière les
baies vitrées de la piscine. [...] Je longeai lentement le bassin, le regard traînant
en hauteur sur la grande verrière du toit amovible qui laissait apparaître le ciel
étoilé par les interstices de la structure métallique. Arrivé de l'autre côté du
bassin, je m'avançai sans bruit jusqu'à la paroi de verre et me mis à observer
en silence la ville endormie devant moi.
Vue de haut pendant la nuit, la terre semble parfois retrouver quelque chose
de sa nature d'origine, davantage en accord avec l'état sauvage de l'univers
primitif, proche des planètes inhabitées, des comètes et des astres perdus dans
l'infini des espaces cosmiques, et c'était cette image que Tokyo donnait d'elle-même à présent derrière la baie vitrée de la piscine, celle d'une ville endormie au cœur de l'univers, parsemée de lumières mystérieuses, néons et réverbères,
enseignes, éclairages des rues et des artères1, des ponts, des voies ferrées, autoroutes métropolitaines et réseau d'avenues surélevées enchevêtrées, miroitement de pierreries et bracelets de lumière piquetée2, guirlandes et lignes
brisées de points lumineux dorés, souvent minuscules, stables ou scintillants,
proches et lointains, signaux rouges des balises aériennes qui clignotaient
dans la nuit aux sommets des antennes et aux angles des toits. Je regardais
l'immense étendue de la ville derrière la baie vitrée, et j'avais le sentiment que
c'était la terre elle-même que j'avais sous les yeux [...].
Par-delà les premières façades éclairées, c'était tout le quartier de Shinjuku
qui étendait devant moi son profil d'ombres dans la nuit. On apercevait
aussi bien sur la gauche de vastes zones horizontales presque complètement
plongées dans les ténèbres que l'immense trouée de verdure noire, illisible
et opaque, du Palais impérial3 au cœur même de la ville, et jusqu'à la mer, à
l'horizon, par-dessus Shimbashi et Ginza4, l'appel du large et les embruns,
la baie de Tokyo et l'océan Pacifique dont les eaux noires se perdaient aux
limites de l'acuité visuelle et de l'imagination. Je me tenais là debout dans
la pénombre devant la baie vitrée de la piscine au vingt-septième étage de
l'hôtel, et, du haut de cet à-pic5
de près de deux cents mètres qui dominait
la ville, debout sur ce promontoire privilégié qui donnait de plain-pied sur le
vide, je regardais Tokyo qui s'étendait à perte de vue devant moi, déployant
sous mes yeux l'immense superficie de son agglomération illimitée.