Dans nos vies ordinaires, nous ne vivons pas une durée qui nous appartient ; au contraire, nous
sommes embarqués dans des temporalités qui nous submergent et nous privent du présent.
C’est, au fond, ce que Sénèque déplore : le temps agit sur nous, bien plus que nous ne parvenons
à agir sur lui.
Fais un bilan, te dis-je, et repasse tous les jours de ta vie ; tu en verras fort peu,
à peine quelques déchets, qui soient restés à ta disposition. […] Chacun devance
sa propre vie : il se tourmente par désir de l’avenir et par dégoût du présent. Mais
celui‑ci qui met son temps tout entier à son service, qui organise toutes ses journées
comme une vie entière, ne souhaite ni ne craint le lendemain. Qu’est‑ce que
l’heure qui vient peut jamais lui apporter, en fait de plaisir neuf ? […] Sa vie, elle,
est maintenant en sûreté […] et une addition serait comme une nourriture qu’on
donnerait à un homme déjà rassasié et dont l’estomac est plein ; il la prend sans la
désirer. Aussi, si tu vois quelqu’un avec des cheveux blancs et des rides, ne va pas
penser qu’il a vécu longtemps : il n’a pas vécu longtemps, il a existé longtemps.
Iras‑tu dire qu’il a beaucoup navigué, l’homme qu’une affreuse tempête a poussé
çà et là dès sa sortie du port, et a fait tourner en rond sans changer de place, sous
le souffle alterné des vents déchaînés en tous sens ? Non, il n’a pas navigué beaucoup ; il a été beaucoup ballotté.
Hannah Arendt nous invite ici à tourner notre regard vers deux types de produits fabriqués par
l’homme : les objets d’usage et les oeuvres d’art. Ils se distinguent des produits de consommation
et des produits de l’action, en ce qu’ils possèdent une certaine permanence temporelle.
Parmi les choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans
le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usagea et oeuvres
d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire
à une immortalité potentielle dans le cas de l’oeuvre d’art. En tant que tels, ils se
distinguent d’une part des produits de consommation, dont la durée au monde
excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d’autre part, des produits
de l’action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si
transitoires qu’ils survivraient à peine à l’heure ou au jour où ils apparaissent au
monde, s’ils n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse
en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure,
les oeuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les
plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n’avoir aucune
fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont
pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à
la vie limitée des mortels, au va‑et‑vient des générations. Non seulement elles ne
sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des
objets d’usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation
et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.
Quels exemples permettent de confirmer que les œuvres d’art résistent au temps ?
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XXe siècle
Eliade
Texte 11
Quitter le temps profane◉ ◉◉
Le temps sacré est une forme d’éternité que le croyant peut rejoindre le temps des rites.
Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni
continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des
fêtes périodiques) ; il y a, d’autre part, le Temps profane, la durée temporelle
ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes dénués de signification religieuse. […]
L’homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante,
le Temps sacré, se présente sous l’aspect paradoxal d’un Temps circulaire, réversible
et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement
par le truchement des ritesa. Ce comportement à l’égard du Temps suffit à
distinguer l’homme religieux de l’homme non-religieux : le premier se refuse de
vivre uniquement dans ce qu’en termes modernes on appelle le « présent historique » ; il s’efforce de rejoindre un Temps sacré qui, à certains, égards, peut être
homologué à l’« Éternité ».
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Éditions Rowohlt, 1957.
Aide à la lecture
a. Le rite réactualise, chaque année,
un événement sacré qui ne s’est pas
déroulé dans un passé daté, mais dans
un temps mythique, toujours présent
grâce à la commémoration rituelle.
La religion est-elle une façon d’agir sur le temps ?
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Activité
À la lumière des textes du texte 10 (⇧) et du texte 11 (⇧), répondez à cette question : d’où peut venir l’émotion
internationale suscitée par l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris ?
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