Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans
le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usagea et oeuvres
d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire
à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que tels, ils se
distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde
excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits
de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si
transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au
monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse
en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure,
les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les
plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune
fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont
pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à
la vie limitée des mortels, au va‑et‑vient des générations. Non seulement elles ne
sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des
objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation
et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.
Hannah Arendt
La crise de la culture, 1961, trad. P. Lévy, © Éditions Gallimard, 1968.