« Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici
la méthode que chacun doit suivre pour bien
conduire sa raison, mais seulement de faire voir
en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne. »
René Descartes
L’étymologie enseigne que la philosophie, du grec
philô, « aimer », et sophia, la « sagesse » est « amour
de la sagesse » ; ce n’est donc pas sa possession, mais
son désir qui définit le philosophe. L’ami, ou l’amoureux
de la sagesse, se propose donc un objectif
et non un statut. Le philosophe ne sait pas, il s’efforce
de savoir ; sa discipline est une enquête.
Quelle est cette sagesse qu’il s’agit d’aimer pour
être philosophe ?
Le philosophe cherche à comprendre la condition
humaine. Il doit donc statuer sur le possible créateur
de l’humanité : Dieu. S’il affirme sa présence,
il souhaite exister dans sa lumière et cherche sa
justice. S’il prononce sa mort, il reprend en main la
totale liberté de son existence et doit définir une
justice humaine. Dans les deux cas, il se confronte
à la religion, car elle est l’une des plus anciennes
formes de notre espoir.
Quelle finalité l’homme poursuit‑il ? Que lui est‑il
permis d’espérer ?
L’espérance la plus commune est probablement
le bonheur, mais c’est aussi un concept très largement
indéterminé, comme le démontre Kant. Or,
les chemins de la philosophie sont pavés d’incertitudes : les questions ne trouvent pas toujours de
réponses. La philosophie semble donc bien incapable
de procurer le bonheur convoité, à moins que
la sagesse ne consiste précisément à trouver une
satisfaction morale et intellectuelle dans l’effort de
penser et dans l’espoir de réussir. L’incertitude du
philosophe serait alors l’essentiel de sa méthode :
questionner le dogmatisme pour élever son esprit,
douter pour s’ouvrir aux possibles, trouver la paix
dans la contemplation de l’univers.
L’incertitude ouvre les possibles
En fait, c’est dans son incertitude même que réside largement la valeur de la philosophie.
Celui qui ne s’y est pas frotté traverse l’existence comme un prisonnier : prisonnier des préjugés
du sens commun, des croyances de son pays ou de son temps, de convictions qui ont
grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Tout dans le monde lui
paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon
est limité ; les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont
refusées avec mépris. Mais nous l’avons vu dès le début de ce livre : à peine commençons-nous
à philosopher que même les choses de tous les jours nous mettent sur la piste de problèmes
qui restent finalement sans réponse. Sans doute la philosophie ne nous apprend-elle
pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu’elle fait surgir : mais elle suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l’habitude.
Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses ; mais elle augmente
notre connaissance de ce qu’elles pourraient être ; elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux
qui n’ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d’émerveillement
en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu. Mais à côté de
cette fonction d’ouverture au possible, la philosophie tire sa valeur – et peut‑être est‑ce là sa
valeur la plus haute – de la grandeur des objets qu’elle contemple, et de la libération à l’égard
de la sphère étroite des buts individuels que cette contemplation induit. […]
Pour résumer cette discussion, s’il faut étudier la philosophie, ce n’est pas pour trouver des
réponses définies à ses questions, car la vérité, ici, nous reste en général inaccessible ; c’est bien plutôt
pour les questions elles‑mêmes , car ces questions élargissent notre conscience du possible, enrichissent
l’imagination intellectuelle, et diminuent cette assurance dogmatique qui ferme l’esprit à
la spéculation ; mais c’est surtout parce que la grandeur du monde que la philosophie contemple
élève l’esprit, qui peut ainsi réaliser cette union avec l’univers qui constitue son souverain bien.