Un grand, très grand, un petit bâtiment ou un bâtiment moyen, divisé en salles. Les murs de ces salles disparaissent sous des toiles petites, grandes ou moyennes. Souvent plusieurs milliers de toiles. Et sur ces toiles des morceaux de « nature » rendus au moyen de la couleur : animaux en pleine lumière ou à l'ombre, buvant, près de l'eau, couchés dans l'herbe ; à côté, une Crucifixion, peinte par un artiste qui ne croit pas au Christ ; des fleurs, des figures humaines assises, debout, marchant, souvent aussi nues […] Tout cela est soigneusement imprimé dans un livre : noms des artistes, titres des tableaux. Des gens tiennent ce livre à la main et vont d'un tableau à l'autre, feuilletant et lisant les noms. Puis ils s'en vont aussi pauvres ou aussi riches qu'en entrant, immédiatement absorbés par leurs préoccupations, qui n'ont rien à voir avec l'art. Chaque tableau contient mystérieusement toute une vie, avec ses souffrances, ses doutes, ses heures d'enthousiasme et de lumière.
À quoi tend donc cette vie ? Vers qui l'âme angoissée de l'artiste se tourne‑t‑elle quand elle aussi participe à la création ? Que veut‑elle annoncer ? « Projeter la lumière dans les profondeurs du cœur humain, telle est la vocation de l'artiste », a écrit Schumann. Et Tolstoï : « Un peintre est un homme qui peut tout dessiner et tout peindre. »
De ces deux définitions de l'activité de l'artiste, c'est, si l'on pense à l'exposition que nous venons d'évoquer, la seconde qu'il faut choisir. Avec plus ou moins d'habileté, de virtuosité, de brio, on a projeté sur la toile des objets formant une « peinture » plus ou moins fine ou grossière. C'est l'harmonisation de l'ensemble sur la toile qui fait l'œuvre d'art. On la regarde d'un œil froid et l'âme indifférente.
Les âmes affamées s'en retournent affamées. […]
L'homme qui pourrait parler à ses semblables n'a rien dit et celui qui eût pu entendre n'a rien entendu.
Cet étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette dispersion inutile des forces de l'artiste, voilà « l'art pour l'art ».
[…]
Cet art, qui ne renferme en soi-même aucun potentiel d'avenir et n'est ainsi que l'enfant de son époque, n'engendrera jamais le futur : c'est un art castré. […]
La vie spirituelle, à laquelle l'art appartient également, et dont il est l'un des agents principaux, est un mouvement compliqué, mais certain et facilement simplifiable, vers l'avant et vers le haut. C'est le mouvement même de la connaissance, qui, quelque forme qu'il prenne, garde le même sens profond et le même but.
Les causes de la nécessité qui nous contraint à nous mouvoir vers le haut et vers l'avant « à la sueur de notre front », à travers les peines, le mal et les tourments, restent inconnues. Lorsqu'une station est atteinte, et que la route est débarrassée de nombreuses pierres perfides, une main invisible vient méchamment y jeter de nouveaux blocs qui, parfois, recouvrent alors si complètement la voie qu'on ne la reconnaît plus.
Immanquablement un homme surgit alors, l'un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d'une mystérieuse puissance de « vision ».
Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent, lui pèse comme une croix. Il ne le pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l'avant, le lourd chariot de l'Humanité.
Souvent son moi corporel a depuis longtemps disparu lorsqu'on tente par tous les moyens de reproduire cette forme corporelle, plus grand que nature, en marbre, en fer, en bronze et en pierre. Comme si ce corporel avait une importance chez de tels martyrs, divins serviteurs des hommes, méprisant le corporel, seulement imbus du spirituel. Malgré tout, ce marbre est alors une preuve qu'une grande foule a maintenant atteint le niveau où se trouvait alors celui que l'on glorifie aujourd'hui.
[…]
Notre peinture se trouve cependant aujourd'hui dans une autre situation ; son émancipation de sa dépendance directe de la « nature » n'en est qu'à ses débuts. Si, jusqu'à maintenant, la forme et la couleur ont déjà été employées comme agents intérieurs, c'était surtout inconsciemment.
La subordination de la composition à une forme géométrique était déjà appliquée dans l'art ancien (par exemple l'art perse). La construction sur une base purement spirituelle est cependant un travail de longue haleine, qui commence relativement à l'aveuglette, au hasard. Il est alors nécessaire que l'artiste cultive non seulement ses yeux, mais également son âme, afin qu'elle soit capable de peser la couleur sur la balance et de n'être pas seulement active à la réception des impressions extérieures (et bien entendu çà et là intérieures), mais puisse également agir comme force déterminante au cours de la création de ses œuvres.
Mais si nous commencions dès aujourd'hui à détruire totalement le lien qui nous attache à la nature, à nous orienter par la violence vers la libération, et à nous contenter exclusivement de la combinaison de la couleur pure et de la forme indépendante, nous créerions des œuvres qui seraient des ornements géométriques et qui ressembleraient, pour parler crûment, à des cravates ou à des tapis. La beauté de la couleur et de la forme (malgré les prétentions des purs esthètes et des naturalistes, qui visent surtout à la « beauté ») n'est pas un but suffisant en art.
La peinture est un art et l'art dans son ensemble n'est pas une vaine création d'objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l'évolution et à l'affinement de l'âme humaine […] Il est le langage qui parle à l'âme, dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont le pain quotidien de l'âme et qu'elle ne peut recevoir que sous cette forme.
Si l'art se dérobe devant cette tâche, ce vide ne pourra être comblé, car il n'existe pas d'autre puissance qui puisse remplacer l'art. Et toujours aux moments où l'âme humaine a une vie spirituelle plus forte, l'art revit, car l'âme et l'art agissent réciproquement l'un sur l'autre et se perfectionnent mutuellement. Et dans les périodes où l'âme est engourdie par des visions matérialistes, par l'incrédulité, et par les tendances purement utilitaires qui en découlent, dans les périodes où elle est négligée, l'opinion se répand que l'art « pur » n'existe pas pour des buts déterminés de l'homme, mais qu'il est sans but, que l'art n'est que pour l'art (l'art pour l'art).
L'artiste doit alors essayer de redresser la situation en reconnaissant les devoirs qu'il a vis‑à‑vis de l'art et donc également de lui‑même et en ne se considérant pas comme le maître de la situation, mais comme serviteur d'idéaux supérieurs, avec des tâches précises, importantes et sacrées. Il lui faut s'éduquer, s'approfondir dans son âme, soigner et développer cette âme, afin que son talent extérieur ait quelque chose à habiller et ne soit pas, comme un gant perdu, la vaine et vide apparence d'une main inconnue.
L'artiste doit avoir quelque chose à dire, car sa tâche ne consiste pas à maîtriser la forme, mais à adapter cette forme au contenu.a […]
Est beau ce qui procède d'une nécessité intérieure de l'âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.b
Maeterlink1, l'un des premiers pionniers, l'un des premiers utilisateurs de la composition spirituelle dans l'art d'aujourd'hui, dont procédera l'art de demain, disait :
« Il n'est rien sur terre qui soit plus avide de beauté et qui s'embellisse plus facilement qu'une âme […] C'est pourquoi peu d'âmes, sur terre, résistent à la domination d'une âme qui se voue à la beauté. »