Une rumeur veut qu’André Malraux ait dit : « le XXIe siècle sera religieux, ou il ne sera pas ». Mais Malraux lui‑même s’est défendu de l’avoir dit : « Le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain : je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ». Le XXIe siècle est désormais là : assistons‑nous au retour du religieux ou à un événement spirituel planétaire qui accompagne la mondialisation ?
Doc. 1
Le retour des religions
Pourquoi ce phénomène hâtivement nommé le
« retour des religions » est‑il si difficile à penser ? Pourquoi
surprend‑il ? Pourquoi étonne‑t‑il en particulier
ceux qui croyaient ingénument qu’une alternative
opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison, les
Lumières, la Science, la Critique (la critique marxiste,
la généalogie nietzschéenne, la psychanalyse freudienne
et leur héritage), comme si l’une ne pouvait qu’en finir
avec l’autre ? Il faudrait au contraire partir d’un autre
schéma pour tenter de penser ledit « retour du religieux ».
Celui‑ci se réduit‑il à ce que la doxa1 détermine confusément
comme « fondamentalisme », « intégrisme »,
« fanatisme » ? Voilà peut‑être, à la mesure de l’urgence
historique, l’une de nos questions préalables.
Deux thèses s’affrontent dans le dernier quart du
XXe siècle : l’une voit dans la sécularisation1 un processus
inéluctable, à la fois condition et conséquence
de la modernité, l’autre constate ou salue le retour du
religieux, perçu soit comme protestation contre une
modernité aliénante ou illusoire, soit comme forme
différente d’entrée dans la modernité. Ce débat n’est
pas purement intellectuel : il est, en France, au cœur
du conflit sur la laïcité. Faut‑il imposer la laïcité contre
le religieux, au besoin au détriment de la liberté individuelle,
ou bien le renouveau religieux n’est‑il qu’un
reflet de la diversité, de la richesse et de la liberté
humaine ?
Or il y a un grand malentendu dans ce débat : la
sécularisation n’a pas effacé le religieux. En détachant
le religieux de notre environnement culturel, elle le fait
apparaître au contraire comme du pur religieux. En fait,
la sécularisation a fonctionné : ce à quoi nous assistons
c’est à la reformulation militante du religieux dans un
espace sécularisé qui a donné au religieux son autonomie
et donc les conditions de son expansion. La sécularisation
et la mondialisation ont contraint les religions
à se détacher de la culture, à se penser comme autonomes
et à se reconstruire dans un espace qui n’est plus
territorial et donc qui n’est plus soumis au politique.
L’échec du religieux politique (islamisme comme
théocratie) vient de ce qu’il a voulu concurrencer la
sécularisation sur son propre terrain : l’espace politique
(nation, État, citoyen, constitution, système juridique).
[…] Le religieux politique est tout simplement coincé
entre deux impératifs : l’incroyance est scandale, mais
la foi ne peut être qu’individuelle. […]
Il y a un lien étroit entre sécularisation et revivalisme2 religieux ; ce dernier n’est pas une réaction
contre la sécularisation , il en est le produit. Le sécularisme
fabrique du religieux. Il n’y a pas de « retour »
du religieux, il y a mutation. Cette mutation n’est sans
doute qu’un moment : elle n’ouvre pas nécessairement
vers un nouvel âge religieux […] En ce sens « le retour »
du religieux n’est qu’une illusion d’optique : il vaudrait
mieux parler de mutation. Le religieux est à la fois
plus visible et en même temps souvent déclinant. […]
Ces tendances vont de pair avec une volonté de plus
grande visibilité dans l’espace public, voire de rupture
ostensible avec les pratiques et cultures dominantes. Le
religieux s’exhibe comme tel, et refuse d’être réduit à un
système symbolique parmi d’autres.
1. Lorsque l’État reprend des fonctions des institutions religieuses pour diminuer l’influence de l’Église.
2. Nouvel élan des religions par rapport à un déclin progressif de leur influence.
Doc. 3
Quelques chiffres sur l’état de la religion aujourd’hui en France
De prime abord, les croyants semblent rester majoritaires.
Pourtant, si les athées sont additionnés aux agnostiques
– qui ont longtemps été confondus avec les indifférents –
cela représente 56 % de la population française, alors que
84 % de la population mondiale est croyante.
En s’intéressant à un second rapport intitulé « répartition
des individus en France en 2018, selon la fréquentation de
leurs pratiques religieuses », 41 % des Français déclarent
ne « jamais » avoir de pratique religieuse, et 29 % « uniquement
à l’occasion des grandes fêtes religieuses »,
contre 5 % « une fois par semaine » et 6 % « tous les
jours ou presque ».
En confrontant ces deux rapports, un décalage apparaît à
l’échelle française entre la faible pratique religieuse et la
proportion de croyants.
Doc. 4
L’évolution de la présence du religieux interroge l’évolution du
rapport entre l’homme et Dieu.
Les questions qui se posent
⬥ Pour mieux le cerner, Jacques Derrida rappelle que le
« retour du religieux » ne fait sens qu’en le situant dans
une culture. Par exemple, la science, comme savoir en
général, est traditionnellement opposée à la religion
définie comme l’ensemble des croyances et des cultes
relatifs au divin ou au sacré. Les progrès de la science
auraient ainsi évincé la religion, qui ferait aujourd’hui
son grand retour dans nos vies. Aussi, le savoir ne suffit
peut-être pas aux hommes et ceux‑ci pourraient avoir
besoin de croire en quelque chose : peut‑on concevoir
une culture sans religion ?
⬥ De même, les discussions actuelles qui portent sur la
pratique religieuse, en particulier sur les signes religieux
distinctifs dans l’espace public, attestent de
la présence du religieux, du moins de l’importance
de la question du religieux, dans notre société. C’est
également le religieux qui questionne la société dans
ses choix de vie et ses valeurs morales, notamment
concernant les sujets de bioéthique. La religion est‑elle
affaire privée ?
⬥ À la lumière des enquêtes sur les pratiques religieuses
et la foi, est-il pertinent de parler de « retour du
religieux » ? Notre société marquée par les progrès
technoscientifiques semble s’en dispenser, mais l’avancée
des connaissances n’a pas toujours signifié une
extinction du religieux. La distinction entre croire et
savoir est aujourd’hui interrogée. La science s’oppose‑t‑
elle à la religion ?
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