Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce
que certaines sont encore, est bien humiliant pour
l'intelligence humaine. Quel tissu d'aberrations ! L'expérience
a beau dire « c'est faux » et le raisonnement
« c'est absurde », l'humanité ne s'en cramponne que
davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si elle s'en
tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l'immoralité,
imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle
tient matériellement de place dans la vie d'un peuple.
Ce qu'elle devra partager plus tard avec la science, l'art,
la philosophie, elle le demande et l'obtient d'abord
pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on
a commencé par définir l'homme un être intelligent.
Notre étonnement grandit, quand nous voyons que
la superstition la plus basse a été pendant si longtemps
un fait universel. Elle subsiste d'ailleurs encore. On
trouve dans le passé, on trouverait même aujourd'hui
des sociétés humaines qui n'ont ni science, ni art, ni
philosophie. Mais il n'y a jamais eu de société sans
religion.
Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant,
si nous nous comparions à l'animal sur ce
point ! Très probablement l'animal ignore la superstition.
Nous ne savons guère ce qui se passe dans des
consciences autres que la nôtre ; mais comme les états
religieux se traduisent d'ordinaire par des attitudes et
par des actes, nous serions bien avertis par quelque
signe si l'animal était capable de religiosité. Force
nous est donc d'en prendre notre parti. L'homo sapiens,
seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse
suspendre son existence à des choses déraisonnables.
Henri Bergson
Les deux sources de la morale
et de la religion, 1932.