En 1889, la journaliste américaine Nellie Bly est envoyée faire
le tour du monde par le journal New York World. Son but est de
battre le record imaginaire de Phileas Fogg en profitant des progrès
techniques accomplis en presque vingt ans. Le fait qu'elle
soit une femme suscita un intérêt immense dans le public et
son reportage fut suivi par des centaines de milliers de lecteurs.
Voici ce qu'elle écrit sur la traversée de la mer de Chine.
Une nuit pendant la mousson1, une terrible vague recouvrit
totalement le bateau, et je trouvai ma cabine inondée. Ma couchette,
fort heureusement, fut épargnée. Il m'était impossible
de sortir de la chambre par le pont inférieur, car je ne pouvais
discerner le pont recouvert d'eau des flots en furie. Je me
recroquevillai sur ma couchette en songeant avec terreur et
résignation que ma dernière heure était venue, que le bateau
s'abîmerait2 dans la mer. Mais d'un autre côté, pensai-je
presque aussitôt, si nous coulions, personne ne pourrait dire
si j'étais en mesure de faire le tour du monde en soixantequinze
jours... Je trouvai quelque réconfort dans cette pensée,
convaincue que j'étais alors de ne pas venir à bout de mon
aventure en moins de cent jours.
[...] Si ce bateau doit sombrer, je paniquerai au dernier
moment. S'inquiéter ne changera rien au cours de l'histoire, et si
finalement nous ne coulons pas, alors je ferais mieux de ne pas
gâcher ma nuit. C'est ainsi que je me rendormis promptement
et profondément. Au petit matin, le bateau poursuivait sa route
à travers une mer très agitée. Le pont était trempé mais dégagé.
[...] Un peu plus tard, le roulis devint effroyable. J'étais assise
sur le pont lorsque tout d'un coup le bateau piqua droit de la proue3. Je fus éjectée de
ma chaise et volai jusqu'à
l'autre bout du pont. Un
jeune homme se précipita
pour me relever mais le
bateau repartit en arrière
plus encore à la verticale.
Je volai de nouveau vers
ma chaise et fort heureusement
j'agrippai au passage
une rampe qui m'empêcha
de me rompre le cou. [...]
Toujours accrochée à la
rampe, je vis que l'homme
venu à ma rescousse
était à présent adossé à
un mur les pieds en l'air.
Cette vision absurde me
fit d'abord pouffer. Mais
il restait immobile, aussi
j'accourus à ses côtés,
mon rire devenant de plus
en plus nerveux.
1. Mousson : saison de vents violents et soudains, entraînant de fortes pluies.
2. S'abîmerait : coulerait.
3. Piqua [...] de la proue : l'avant du navire s'enfonça profondément dans la mer.