Denis Diderot crée la critique d'art avec les Salons,
commentaires des tableaux exposés dans les salons
du Louvre. Ici, il prétend faire une promenade
avec un abbé dans un paysage magnifique alors
qu'il décrit les tableaux de Joseph Vernet.
Nous allions. L'abbé, son œil malade1 couvert
d'un mouchoir, et l'âme pleine de scandale de la
témérité avec laquelle j'avais avancé qu'un tourbillon
de poussière, que le vent élève et qui nous aveugle,
était tout aussi parfaitement ordonné que l'univers.
Le tourbillon lui paraissait une image passagère du
chaos, suscitée fortuitement au milieu de l'œuvre
merveilleux2 de la création. C'est ainsi qu'il s'en
expliqua. « Mon très cher abbé, lui dis‑je, oubliez
pour un moment le petit gravier qui picote votre
cornée, et écoutez‑moi. Pourquoi l'univers vous
paraît‑il si bien ordonné ? c'est que tout y est enchaîné, à sa place, et qu'il n'y
a pas un seul être qui n'ait dans sa position, sa production, son effet, une raison
suffisante, ignorée ou connue. Est‑ce qu'il y a une exception pour le vent
d'ouest ? est-ce qu'il y a une exception pour les grains de sable ? une autre pour
les tourbillons ? Si toutes les forces qui animaient chacune des molécules qui formaient
celui qui nous a enveloppés étaient données, un géomètre vous démontrerait
que celle qui est engagée entre votre œil et sa paupière est précisément
à sa place. – Mais, dit l'abbé, je l'aimerais tout autant ailleurs ; je souffre, et le
paysage que nous avons quitté me récréait la vue. – Et qu'est-ce que cela fait à la
nature ! Est-ce qu'elle a ordonné le paysage pour vous ? – Pourquoi non ? – C'est
que si elle a ordonné le paysage pour vous, elle aura aussi ordonné pour vous le
tourbillon. Allons, mon ami, tranchons un peu moins des importants3. Nous
sommes dans la nature. Nous y sommes tantôt bien, tantôt mal. Et croyez que
ceux qui louent la nature d'avoir au printemps tapissé la terre de vert, couleur
amie de nos yeux, sont des impertinents qui oublient que cette nature, dont
ils veulent retrouver en tout et partout la bienfaisance, étend en hiver sur nos
campagnes une grande couverture blanche qui blesse nos yeux, nous fait tournoyer
la tête et nous expose à mourir glacés. La nature est bonne et belle quand
elle nous favorise. Elle est laide et méchante quand elle nous afflige. C'est à nos
efforts mêmes qu'elle doit souvent une partie de ses charmes. – Voilà des idées
qui me mèneraient loin. – Cela se peut. – Et me conseilleriez‑vous d'en faire le
catéchisme4 de mes élèves ? – Pourquoi non ? je vous jure que je le crois plus vrai
et moins dangereux qu'un autre. – Je consulterai là‑dessus leurs parents. – Leurs
parents pensent bien et vous ordonneront d'apprendre à leurs enfants à penser
mal. – Mais pourquoi ? Quel intérêt ont‑ils à ce qu'on remplisse la tête de ces
pauvres petites créatures de sottises et de mensonges ? – Aucun ; mais ils sont
inconséquents et pusillanimes5. »
Une poussière y est entrée.
L'œuvre au sens de chef‑d'œuvre est masculin.
Faisons moins les
importants.