« Quelque chose »
pense en moi
◉ ◉ ◉
Pour Nietzsche, il existe des pensées qui viennent à l’esprit sans que nous l’ayons voulu. Il vaut
donc mieux dire « quelque chose pense » plutôt que « je pense ».
En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner
un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une
pensée vient quand elle veuta, et non quand « je » veux ; c’est donc falsifier les faits
que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose
pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux « je »b, ce
n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une
« certitude immédiate »c. Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque
chose qui pense : déjà ce « quelque chose » comporte une interprétation du processus
et ne fait pas partie du processus lui‑même. On déduit ici, selon la routine
grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant,
donc… » C’est par un syllogisme analogue que l’ancien atomisme ajoutait à la
force agissante ce petit grumeau de matière qui en serait le siège et à partir duquel
elle agirait : l’atomed ; des esprits plus rigoureux ont enfin appris à se passer de ce
« résidu de la terre », et peut‑être les logiciens eux aussi s’habitueront‑ils un jour
à se passer de ce petit « quelque chose », qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux
« moi ».
Friedrich Nietzsche, Par‑delà le bien et le mal, 1886, aphorisme 17, Robert Laffont, 1993.
a. Nietzsche critique l’idée selon
laquelle tout ce qui se passe dans le
psychisme suivrait des règles grammaticales
ou logiques.
b. Expression qui désigne le « je »
pensant, donc la conscience réflexive
de Platon à Descartes.
c. La pensée est un processus que l’on
peut concevoir sans sujet.
d. Démocrite considérait que tout phénomène
psychique ou matériel actif
avait pour source une parcelle de
matière : l’atome. Or, pour Nietzsche,
l’atome n’est qu’une supposition.