La puissance est plus aimée que le savoir ; et c'est une étrange loi de nos actions
que le succès va toujours au-delà de ce que nous comprenons ; ainsi il n'y a point
d'homme que le succès déshonore. La technique, en toute chose, est ce genre de
pensée qui se méprise elle-même. Si je m'envole, au diable les théories. Il y a un
plaisir à gagner par science, comme aux échecs ; il y a plaisir à gagner par chance,
comme à la roulette ; et c'est au second que les hommes ont attaché le bonheur. « Il
a du bonheur », cela ne veut pas dire qu'il sache ce qu'il fait, au contraire. Devin
est plus honoré que n'est sage ; et l'on passe mille erreurs au devin, car c'est la plus
haute espèce d'ambitieux. Toutefois, dans les affaires humaines, où il est sensible que
l'espoir change l'évènement, on méprise celui qui ne réussit pas, comme un ingrat.
[…] Qui explique pourquoi le moteur ne tourne pas, il intéresse, faute de mieux ;
mais celui qui fait tourner le moteur est un dieu. Où l'on saisit très bien que chacun
attend l'occasion de trahir l'esprit. Mais le technicien parfait a sauté la barrière, il a
de l'esprit contre l'esprit. Tel est le renégat absolua ; et il y a de cette graine en tout
homme. Chaque invention a humilié l'esprit, et consolé. On a fait l'arc, le treuil et
la voile sans savoir assez ce qu'on faisait ; de même le moteur à essence et l'avion ; de
même la grosse Bertha1. On a souvent remarqué que nos lointains ancêtres avaient
une technique fort avancée avec des idées d'enfant. Nos descendant diront à peu près
la même chose que nous ; car il est vrai que nous savons plus que les sauvages ; mais,
en nous comme en eux, il y a toujours une pointe de puissance qui est en avance sur le savoir ; et, en nous comme en eux, toute avance de cette pointe tue une idée. De deux
hommes qui méprisent leur propre savoir, celui qui sait le plus est le plus sauvage. […]
Que sait-on de rien ? Que saura-t-on jamais de rien ? Il faut être enfant pour essayer
de dire ce qu'est l'or en lui‑même, et comment il est réellement fait ; ce que c'est l'électricité
en elle-même, et de quoi elle est faite. Et, plus simplement, comment concevoir
même que l'on connaisse le tout de cet univers, ou le dernier détail de ses parties ?
Deux infinis.b Une connaissance incomplète n'est pas le vrai ; et ce qui y manque est
toujours immense. Ainsi l'esprit a fait faillite, et fera toujours faillite. Laissez-nous donc
manier les ondes, les richesses, les hommes, sans les connaître. Et perçons au lieu de
penser, perçons ce qui résiste, la victoire fait preuve. Je reprends ce lieu commun pour
trop connu seulement pour faire voir qu'il fait la guerre, et non pas par accident.
Alain
Les passions et la sagesse, 1946, © Éditions Gallimard, 1960.