Le savoir cache une croyance
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Conformément à sa démarche scientifique, le savant se garde de toute croyance. Et pourtant, il
n’a pas conscience que sa démarche même repose sur une croyance plus profonde. Le savant
est un croyant, parce qu’il croit en l’existence et en la valeur de la vérité, croyance puisée notamment
dans la religion.
En quoi nous aussi sommes encore pieux. – ans la science, les convictions n’ont pas droit de citéa , voilà ce que l’on dit à juste titre : c’est seulement lorsqu’elles s’abaissent au rang modeste d’une hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire, d’une fiction régulatrice, que l’on a le droit de leur accorder l’accès au royaume de la connaissance et de leur reconnaître même une certaine valeur, – toujours avec cette restriction de demeurer soumises à la surveillance policière, à la police de la méfiance. – Mais si l’on y regarde de plus près, cela ne signifie‑t‑il pas : c’est seulement lorsque la conviction cesse d’être conviction qu’elle peut parvenir à accéder à la science ? La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait‑elle pas par le fait de ne plus s’autoriser de convictions ?… C’est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ?b On voit que la science repose sur une croyance, qu’il n’y a absolument pas de science « sans présupposés »c.
Il ne faut pas seulement avoir déjà au préalable répondu oui à la question de savoir si la vérité est nécessaire, mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que s’y exprime le principe, la croyance, la conviction qu’« il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second ordre ». – Cette volonté inconditionnée de vérité : qu’est‑elle ? Est‑ce la volonté de ne pas être trompé ? Est‑ce la volonté de ne pas tromper ? La volonté de vérité pourrait en effet s’interpréter aussi de cette dernière manière : à supposer que sous la généralisation « je ne veux pas tromper », on comprenne également le cas particulier « je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas être trompé ? […] Mais on aura compris où je veux en venir, c’est‑à‑dire au fait que c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à la scienced, – que nous aussi, hommes de connaissance d’aujourd’hui, nous sans‑dieu et antimétaphysiciens 1, nous continuons d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine… Mais si cette croyance précisément ne cesse de perdre toujours plus sa crédibilité, si rien ne s’avère plus divin, sinon l’erreur, la cécité, le mensonge, – si Dieu lui‑même s’avère être notre plus long mensonge ?e
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887.
a. La démarche scientifique consiste à rejeter toute conviction, c’est‑à‑dire toute croyance.
b. Toutefois, il y a lieu de soupçonner une croyance à l’origine de la démarche scientifique.
c. Le savant ne se doute même pas qu’il croit en la vérité. Pourquoi croire au vrai et pas au faux ?
d. Au fond, cette croyance du savant est métaphysique, parce qu’à l’origine elle remonte à la religion qui identifie Dieu et vérité.
e. Cependant, en prenant conscience de cette croyance des savants, il est possible de la remettre en cause.
1. Qui refuse une explication en dehors des lois de la physique.