Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir :
si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure
autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude
qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux
peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd, pour ainsi dire, tout ce
qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on
n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour
tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de
lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et
sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété
plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît
devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne
se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède ;
l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde
le seul digne d’être habité ; et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être
existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761, trad. A. Houssiaux.
L’homme le plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop
grandes, soit au moral, soit au physique, et non pas celui qui a eu pour sa part les joies
les plus vives ou les jouissances les plus fortes. Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur
d’une existence, c’est recourir à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent
négatifs ; croire qu’ils rendent heureux est une illusion que l’envie entretient et par laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties positivement,
c’est leur absence qui est l’échelle du bonheur de la vie. Si, à un état libre de douleur
vient s’ajouter encore l’absence de l’ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce
qu’il a d’essentiel, car le reste n’est plus que chimère1. Il suit de là qu’il ne faut jamais
acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur menace seule, vu que ce serait
payer du négatif et du chimérique avec du positif et du réel. En revanche, il y a bénéfice
à sacrifier des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l’un et l’autre cas, il est indifférent
que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n’y a vraiment pas de folie plus
grande que de vouloir transformer ce théâtre de misères en un lieu de plaisance, et
de poursuivre des jouissances et des joies au lieu de chercher à éviter la plus grande
somme possible de douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie !
Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851, trad. J.-A. Cantacuzène.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à
l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est
que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais
notre fin : le passé et le présent sont nos moyens, seul l’avenir est notre fin. Ainsi
nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à
être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.