Je ne suis pas un rat d'opéra ; n'attendez pas de moi des récits polissons ni des contes
égrillards1Je ne suis pas non plus un rat de cave dont les lumières pourraient être utiles aux amateurs de pinard. Enfin ce serait m'offenser que de me confondre avec un
vil2 rat d'hôtel. Né dans les camps, j'ai connu, dès l'âge le plus tendre, le tumulte des champs de bataille ; mes parents m'ont nourri d'espoirs glorieux et de détritus militaires. Vous avez déjà deviné que l'auteur de ces lignes est un des innombrables rats de tranchées qui, de la mer aux Vosges, ont juré de tenir, eux aussi, « jusqu'au bout ! » [...]
L'histoire
impartiale3 dira un jour quel fut notre rôle. Combien de soldats se seraient laissé surprendre par l'ennemi, si notre activité nocturne n'avait stimulé leur vigilance ! Grâce à nous, le poilu ne dort jamais que d'un oeil.
Malgré nos services, les ingrats se plaignent de notre
importunité4 ! Ils ne devraient pas oublier, au moins, le commode prétexte que nous leur fournissons pour obtenir le renouvellement des vivres de réserve et des
effets5 de toutes sortes : des rats les ont mangés ! [...]
La prose des journaux a donné aux lecteurs l'habitude
d'un tel diapason6 que le ton de mes mémoires va leur paraître bien terne. Le plat que je leur sers est fade en vérité comparé aux ragoûts épicés que cuisinent les grands quotidiens. On ne retrouvera pas sous ma plume l'héroïsme souriant et bavard des « récits du front », ni les blessés qui refusent de se faire évacuer, ni les mutilés impatients de retourner au feu, ni les morts qui veulent rester debout. Un humble rat de tranchée ne peut offrir qu'une littérature plus terre à terre.
Du moins ne relèvera-t-on pas dans mon texte ces grossières erreurs qui font la joie des combattants. [...]
D'autres ne se complaisent que dans l'étalage ou plus exactement dans l'étal d'une répugnante boucherie. Ce ne sont que ventres ouverts, tripes au soleil, cervelles jaillissantes, cadavres grouillants et autres horreurs.
J'avoue, quant à moi, avoir toujours détourné la tête en traversant
les charniers7 de la guerre moderne. Si j'avais pu ne pas respirer, je me serais de même épargné les
pestilences8 de l'atmosphère.
À quoi bon ces descriptions malsaines puisqu'elles n'ont pas le pouvoir de supprimer les guerres ? Ces tableaux sont douloureux s'ils évoquent en nous des visions vécues. Ils sont inutiles s'ils s'adressent à l'imagination des curieux : rien ne pourra jamais donner la sensation d'un champ de bataille à celui qui n'en a pas vu. Avant cette guerre, il existait déjà sur ce sujet des descriptions réalistes et ceux qui les avaient lues ont été surpris par la réalité.
On peut donc affirmer hardiment que toute description de bataille, où l'auteur s'attache à pousser le côté macabre et répugnant du décor, ne répond pas à la vision qu'en a eue le soldat.
Pierre Chaine
Mémoires d'un rat, partie I, chapitre 1, © Éditions Magnard, 2015.