Assia Djebar (1936-2015) est une auteure algérienne d'expression française.
La nouvelle « Femmes d'Alger dans leur appartement », dont le titre s'inspire du tableau de Delacroix, raconte les histoires croisées de plusieurs femmes. Parmi elles : Sarah, qui a participé à la guerre d'indépendance et a fait de la prison. À la fin de la nouvelle, elle raconte à son amie française
Anne comment elle a appris la mort de sa mère dans sa prison.
– Ma mère, murmura Sarah.
Elle pleura soudain ; [...] Anne ne manifesta rien de sa compassion. Sarah s'essuyait le bas des joues, de ses mains crispées qu'elle frottait ensuite contre le tissu de sa jupe. [...]
Et Anne se mit à penser : dans cette ville étrange, ivre de soleil mais des prisons cernant haut chaque rue, chaque femme vit-elle pour son propre compte, ou d'abord pour la chaîne des femmes autrefois enfermées, génération après génération, tandis que se déversait la même lumière, un bleu immuable, rarement terni ?
– Ma mère morte… Sa vie où rien ne s'est passé. [...] Autrefois, chez nous, dans la grande maison basse de banlieue, elle
se taisait et travaillait tout le jour. Elle ne s'arrêtait pas. [...]
Elle frottait, refrottait… [...] Or, quand j'ai appris sa mort dans cette prison, j'ai revu tous ses gestes [...] J'ai compris aussi pourquoi j'étais partie, à seize ans, de la maison, du lycée. [...] Ma mère chaque soir, quand mon père rentrait, arrivait une bassine de cuivre pleine d'eau chaude dans les mains et elle lui lavait les pieds. Méticuleusement. Moi, assise sur une marche,
[...] je la contemplais. Je ne pensais rien ! Jamais, jamais je ne me suis dit quoi que ce soit. À l'époque, sans doute devais-je trouver la scène normale [... Mais j'] ai beau circuler dehors, conduire ma vie au jour le jour en improvisant et vraiment à ma guise, j'ai beau jouir, il faut bien dire le mot, de toute cette « liberté », or une seule question me taraude : cette liberté-là, est-elle vraiment à moi ? Ma mère est morte, sans même concevoir en idée cette vie zigzagante qui est mienne !... Anne, que faut-il faire ? S'enfermer à nouveau, se remettre à pleurer pour elle, vivre pour elle ? [...]
Je ne vois pour les femmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d'hier et d'aujourd'hui, parler entre nous, dans tous les gynécées1, les traditionnels et ceux des HLM. Parler entre nous et regarder. Regarder dehors, regarder hors des murs et des prisons !...
Assia Djebar
« Femmes d'Alger dans leur appartement », Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, Éditions Albin Michel, 2002.